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Cher ami
Je suis navré, et je suis bien↩
maladroit. Tout mon désir↩
était que vous oubliiez pendant↩
q.q. temps que j’avais fait↩
un livre. Tellement que ce livre,↩
je disais il y a q.q. jours à Copeau2,↩
que si cela devait vous décharger↩
d’une fatigue et d’un souci, je le↩
rendrais à Grasset. Et voilà que
que j’ai si mal su vous donner↩
cette impression, que vous vous↩
êtes fatigué à m’écrire3. Cher ↩
ami ne pensez pas à moi, du↩
moins ne soyez pas éditeur pour↩
y penser. Tout sera comme↩
vous voudrez, quand vous voudrez,↩
je ne dis pas où vous voudrez,↩
puisque Copeau m’a dit que↩
ce que vous vouliez c’était que le
livre restât à la N.R.F. Et donc je le↩
laisserai définitivement chez vous. Et na-↩
turellement, puisque c’était déjà antérieure-↩
ment convenu, je ne l’aurais retiré que↩
si vous l’aviez souhaité. Inutile de vous↩
dire que la demande que j’ai faite l’↩
autre jour de mes épreuves ne se rattache↩
en rien à cela. Je les avais demandées pour↩
diverses raisons dont voici les 2 principales. Je
pensais que tant qu’elles dormaient, le comptage↩
de lettres4 ne pouvant durer très longtemps, je↩
pouvais y corriger q.q. petites choses qui↩
nous avanceraient d’autant. Je pensais↩
d’autre part qu’éditeur trop scrupuleux↩
vous continuiez en vous soignant à penser↩
à vos auteurs. Or je me disais, pendant↩
que j’aurai les épreuves chez moi, il n’↩
aura pas à prendre souci d’un travail qui↩
, par mon fait, ne peut matériellement être
accompli, et cela lui donnera d’↩
autant plus de liberté d’esprit↩
et d’insouci.−. J’ai mal↩
raisonné. Je vous renverrai donc les↩
épreuves bientôt. Je dis bien-↩
tôt au lieu de dire demain, par-↩
ce que je ne les ai pas encore↩
regardées, et que puisque Me↩
Lemarié a tant fait que↩
de prendre cette gentille peine de↩
me les apporter5, il vaut mieux↩
que j’en profite pour au moins deux↩
ou trois changements peu importants.
Soignez-vous bien mon cher Gaston.↩
J’espère que mon livre qui est↩
sans l’ombre d’impatience quoique↩
sans l’ombre d’orgueil (ce n’est↩
pas « patiens quia æternus »6 !), vous↩
sera quand vous serez guéri une distrac-↩
tion pas trop fatigante. Il est↩
plus « roman » que ce que vous en↩
connaissez, et par là même↩
sera peut’être je ne dis pas↩
plus « public » mais plus en
accord avec le goût que le public parti-↩
culier sur lequel il pouvait esperer compter,↩
manifeste, semble-t-il. Cher ami, je ne↩
veux pas vous fatiguer. Remerciez bien↩
pour moi Madame Lemarié. Je suis↩
confus et respectueusement reconnaissant du↩
dérangement qu’elle a pris pour moi.
↩
Reposez-vous bien cher ami, bien cher↩
ami, soignez-vous, guérissez-vous,
je pense à vous constamment avec la↩
plus vive amitié
Marcel Proust