Ne croyez pas que je vous écris pour moi et qu’après l’insuccès de ma visite de l’autre jour2, j’insiste. Non, je suis un simple agent de transmission aujourd´hui. Reynaldo Hahn actuellement à Albi mais qui part pour le front3 me télégraphie en me priant de me charger d’une commission pour vous et de vous demander, de sa part, si vous pouviez le recommander au médecin major Vigne, médecin major à 4 galons du 56e d’Infanterie4. Reynaldo le connaît mais pouvant avoir à lui demander divers services, estime que votre puissante recommandation aurait pour lui une salutaire influence. Quand j’ai reçu ce télégramme j’ai hésité un instant. J’ai eu si peur qu’à la vue de l’enveloppe vous ne supposiez que je revenais vainement à la charge que j’ai voulu écrire à Reynaldo que je ne pouvais transmettre sa commission mais j’ai pensé que mon affection pour lui devait passer outre à la crainte de ce malentendu que d’ailleurs la lecture de ma lettre dissiperait tout de suite. Et je sais que vous aussi l’aimez beaucoup.
Cher Monsieur bien que d’homme à homme ce genre de compliments soit peu agréable, mais un écrivain doit oublier qu’il a un sexe et se faire la voix de tous, j’aurais voulu dire l’autre jour que de toutes les œuvres d’art que j'ai vues chez vous l’autre jour celle que j’ai encore le plus admirée, c’est vous-même ! Pendant que vous me montriez le merveilleux portrait de Sargent5 et que vous vous excusiez sur la dissemblance avec le modèle actuel, je n’osais vous dire, à cause du même sentiment de gêne que je disais tt à l’heure, que vous êtes, à l’heure actuelle, mieux. Je puis en juger, moi qui vous ai connu quand j’étais encore enfant, et que vous aviez pour moi le grand prestige d’être l’ami de Leconte de Lisle6. A en parler en pure esthétique, je crois que l’argent dont est semée votre barbe, (et à cause de la douceur que cette tonalité ajoute à votre visage) vous grime de façon plus seyante encore que le rouge de Sargent. Je comparais les deux effigies et préférais la seconde. Je ne sais rien pour ma réforme, je me suis fait inscrire à ma mairie, à Paris, mais sans faire état de ma qualité d’officier. Je serai donc convoqué à passer le conseil de révision comme simple soldat, si je suis appelé ce qui est incertain7.
Veuillez agréer cher Monsieur mes hommages bien respectueux.
Ne croyez pas que je vous écris pour moi et qu’après l’insuccès de ma visite de l’autre jour2, j’insiste. Non, je suis un simple agent de transmission aujourd´hui. Reynaldo Hahn actuellement à Albi mais qui part pour le front3 me télégraphie en me priant de me charger d’une commission pour vous et de vous demander, de sa part, si vous pouviez le recommander au médecin-major Vigne, médecin-major à quatre galons du 56e Régiment d'Infanterie4. Reynaldo le connaît mais pouvant avoir à lui demander divers services, estime que votre puissante recommandation aurait pour lui une salutaire influence. Quand j’ai reçu ce télégramme j’ai hésité un instant. J’ai eu si peur qu’à la vue de l’enveloppe vous ne supposiez que je revenais vainement à la charge que j’ai voulu écrire à Reynaldo que je ne pouvais transmettre sa commission mais j’ai pensé que mon affection pour lui devait passer outre à la crainte de ce malentendu que d’ailleurs la lecture de ma lettre dissiperait tout de suite. Et je sais que vous aussi l’aimez beaucoup.
Cher Monsieur bien que d’homme à homme ce genre de compliments soit peu agréable, mais un écrivain doit oublier qu’il a un sexe et se faire la voix de tous, j’aurais voulu dire l’autre jour que de toutes les œuvres d’art que j'ai vues chez vous l’autre jour celle que j’ai encore le plus admirée, c’est vous-même ! Pendant que vous me montriez le merveilleux portrait de Sargent5 et que vous vous excusiez sur la dissemblance avec le modèle actuel, je n’osais vous dire, à cause du même sentiment de gêne que je disais tout à l’heure, que vous êtes, à l’heure actuelle, mieux. Je puis en juger, moi qui vous ai connu quand j’étais encore enfant, et que vous aviez pour moi le grand prestige d’être l’ami de Leconte de Lisle6. À en parler en pure esthétique, je crois que l’argent dont est semée votre barbe, (et à cause de la douceur que cette tonalité ajoute à votre visage) vous grime de façon plus seyante encore que le rouge de Sargent. Je comparais les deux effigies et préférais la seconde. Je ne sais rien pour ma réforme, je me suis fait inscrire à ma mairie, à Paris, mais sans faire état de ma qualité d’officier. Je serai donc convoqué à passer le Conseil de révision comme simple soldat, si je suis appelé ce qui est incertain7.
Veuillez agréer cher Monsieur mes hommages bien respectueux.
Marcel Proust
1.
Le cachet postal portant la date du 6
novembre 1914, Proust a dû écrire sa lettre soit le jeudi 5 dans la soirée, soit
dans la nuit du jeudi 5 au vendredi 6 novembre. Cette lettre suit, après un certain
intervalle, la consultation infructueuse qu'il avait faite chez le Dr Pozzi un peu
avant le 24 octobre (voir la note 2 ci-dessous). [FL]
2.
Pozzi n'avait pas voulu donner à Proust
un certificat attestant son inaptitude au service militaire. Peu après le 24 octobre
1914, Proust avait écrit à Reynaldo Hahn : « avec des manières charmantes et des
procédés parfaits il [Pozzi] l'a éludé et refusé » (CP
02830 ; Kolb, XIV, n° 176). [LJ, FL]
3.
Mobilisé depuis le
1er août 1914, Reynaldo Hahn avait rejoint son corps le 4
août au dépôt de Melun mais, depuis le début septembre, il était cantonné à Albi où
il s'ennuyait et il souhaitait rejoindre son régiment (le 31e
régiment d'infanterie) en Argonne, malgré les efforts de Proust pour l'en dissuader.
C'est finalement le 26 décembre 1914 qu'il quittera Albi pour le front. (Voir
Philippe Blay, Reynaldo Hahn, Fayard, 2021, p. 347 et
350.) [LJ, FL]
4.
Les quatre galons sur les avant-bras de la
tunique militaire étaient le signe distinctif des médecins-majors de
1e classe (grade équivalant, dans l'Infanterie, à celui de
Chef de bataillon, ou Commandant). Nous ne trouvons en 1914-1915 aucun médecin du
nom de Vigne au 56e régiment d'infanterie (le médecin-major de
1e classe s'appelait Ramally, les autres : Abord, Rais et
Bourgeot). Il doit plutôt s'agir d'Édouard Urbain Hippolyte (Hipolyte) Vigné (né le
5 août 1871 à Neffiès dans l'Hérault), médecin-major de 1e
classe au 31e régiment d'infanterie, le régiment
auquel appartenait Reynaldo Hahn et qu'il allait prochainement rejoindre en Argonne.
Le médecin-major Vigné devait être fait chevalier de la Légion d'honneur par décret du 3 janvier 1915,
et cité à l'Ordre de l'Armée le 14 mars 1915 : « Dirige avec une compétence de tout
1e ordre et un dévouement inlassable depuis le début de la
campagne le service médical de son régiment que l'on peut donner comme modèle
». [FL]
5.
Ce portrait de Sargent,
Le Docteur Pozzi dans son intérieur (1881),
appartient désormais au Hammer Museum (Armand Hammer Collection) de Los
Angeles. [LJ, FL]
6.
Adrien Proust et Samuel Pozzi étant liés
professionnellement, les deux familles se fréquentaient : « Son souvenir, sa belle
image, sont liés à toute mon enfance, à toute ma jeunesse […], tantôt dînant chez
mes parents, tantôt nous recevant place Vendôme […] » (voir la lettre de Proust à
Jean Pozzi du [samedi 15 juin 1918] : CP 03556
; Kolb, XVII, n° 116). Mondain, ami des artistes et des
écrivains (dont Leconte de Lisle, mais aussi Sarah Bernhardt, Anatole France, etc.),
Pozzi jouissait auprès du jeune Proust du prestige que l'écrivain attribuera à
Swann. Comme Swann dans le roman, c'est Pozzi qui offrit à Marcel Proust adolescent
son entremise pour lui faire rencontrer des écrivains qu'il admirait. (Voir Lawrence
Joseph, « Marcel Proust et "Docteur Dieu" : lettres inédites à Samuel Pozzi »,
BMP, n° 51, 2001, p. 13-15 et p. 19.) [LJ, FL]
7.
Proust écrit également à Lucien Daudet [le
lundi 16 novembre 1914, ou peu après] : « je vais passer un conseil de révision et
je serai probablement pris, car on prend tout le monde. Du reste j'ai été stupide
car je n'avais pas à me faire inscrire, ayant été rayé des cadres comme officier et
ces Conseils n'étant que pour les soldats [...] » (CP
02844 ; Kolb, XIII, n° 193). [LJ]
Ne croyez pas que je vous écris pour moi et qu’après l’insuccès de ma visite de l’autre jour2, j’insiste. Non, je suis un simple agent de transmission aujourd´hui. Reynaldo Hahn actuellement à Albi mais qui part pour le front3 me télégraphie en me priant de me charger d’une commission pour vous et de vous demander, de sa part, si vous pouviez le recommander au médecin major Vigne, médecin major à 4 galons du 56e d’Infanterie4. Reynaldo le connaît mais pouvant avoir à lui demander divers services, estime que votre puissante recommandation aurait pour lui une salutaire influence. Quand j’ai reçu ce télégramme j’ai hésité un instant. J’ai eu si peur qu’à la vue de l’enveloppe vous ne supposiez que je revenais vainement à la charge que j’ai voulu écrire à Reynaldo que je ne pouvais transmettre sa commission mais j’ai pensé que mon affection pour lui devait passer outre à la crainte de ce malentendu que d’ailleurs la lecture de ma lettre dissiperait tout de suite. Et je sais que vous aussi l’aimez beaucoup.
Cher Monsieur bien que d’homme à homme ce genre de compliments soit peu agréable, mais un écrivain doit oublier qu’il a un sexe et se faire la voix de tous, j’aurais voulu dire l’autre jour que de toutes les œuvres d’art que j'ai vues chez vous l’autre jour celle que j’ai encore le plus admirée, c’est vous-même ! Pendant que vous me montriez le merveilleux portrait de Sargent5 et que vous vous excusiez sur la dissemblance avec le modèle actuel, je n’osais vous dire, à cause du même sentiment de gêne que je disais tt à l’heure, que vous êtes, à l’heure actuelle, mieux. Je puis en juger, moi qui vous ai connu quand j’étais encore enfant, et que vous aviez pour moi le grand prestige d’être l’ami de Leconte de Lisle6. A en parler en pure esthétique, je crois que l’argent dont est semée votre barbe, (et à cause de la douceur que cette tonalité ajoute à votre visage) vous grime de façon plus seyante encore que le rouge de Sargent. Je comparais les deux effigies et préférais la seconde. Je ne sais rien pour ma réforme, je me suis fait inscrire à ma mairie, à Paris, mais sans faire état de ma qualité d’officier. Je serai donc convoqué à passer le conseil de révision comme simple soldat, si je suis appelé ce qui est incertain7.
Veuillez agréer cher Monsieur mes hommages bien respectueux.
Ne croyez pas que je vous écris pour moi et qu’après l’insuccès de ma visite de l’autre jour2, j’insiste. Non, je suis un simple agent de transmission aujourd´hui. Reynaldo Hahn actuellement à Albi mais qui part pour le front3 me télégraphie en me priant de me charger d’une commission pour vous et de vous demander, de sa part, si vous pouviez le recommander au médecin-major Vigne, médecin-major à quatre galons du 56e Régiment d'Infanterie4. Reynaldo le connaît mais pouvant avoir à lui demander divers services, estime que votre puissante recommandation aurait pour lui une salutaire influence. Quand j’ai reçu ce télégramme j’ai hésité un instant. J’ai eu si peur qu’à la vue de l’enveloppe vous ne supposiez que je revenais vainement à la charge que j’ai voulu écrire à Reynaldo que je ne pouvais transmettre sa commission mais j’ai pensé que mon affection pour lui devait passer outre à la crainte de ce malentendu que d’ailleurs la lecture de ma lettre dissiperait tout de suite. Et je sais que vous aussi l’aimez beaucoup.
Cher Monsieur bien que d’homme à homme ce genre de compliments soit peu agréable, mais un écrivain doit oublier qu’il a un sexe et se faire la voix de tous, j’aurais voulu dire l’autre jour que de toutes les œuvres d’art que j'ai vues chez vous l’autre jour celle que j’ai encore le plus admirée, c’est vous-même ! Pendant que vous me montriez le merveilleux portrait de Sargent5 et que vous vous excusiez sur la dissemblance avec le modèle actuel, je n’osais vous dire, à cause du même sentiment de gêne que je disais tout à l’heure, que vous êtes, à l’heure actuelle, mieux. Je puis en juger, moi qui vous ai connu quand j’étais encore enfant, et que vous aviez pour moi le grand prestige d’être l’ami de Leconte de Lisle6. À en parler en pure esthétique, je crois que l’argent dont est semée votre barbe, (et à cause de la douceur que cette tonalité ajoute à votre visage) vous grime de façon plus seyante encore que le rouge de Sargent. Je comparais les deux effigies et préférais la seconde. Je ne sais rien pour ma réforme, je me suis fait inscrire à ma mairie, à Paris, mais sans faire état de ma qualité d’officier. Je serai donc convoqué à passer le Conseil de révision comme simple soldat, si je suis appelé ce qui est incertain7.
Veuillez agréer cher Monsieur mes hommages bien respectueux.
Marcel Proust
1.
Le cachet postal portant la date du 6
novembre 1914, Proust a dû écrire sa lettre soit le jeudi 5 dans la soirée, soit
dans la nuit du jeudi 5 au vendredi 6 novembre. Cette lettre suit, après un certain
intervalle, la consultation infructueuse qu'il avait faite chez le Dr Pozzi un peu
avant le 24 octobre (voir la note 2 ci-dessous). [FL]
2.
Pozzi n'avait pas voulu donner à Proust
un certificat attestant son inaptitude au service militaire. Peu après le 24 octobre
1914, Proust avait écrit à Reynaldo Hahn : « avec des manières charmantes et des
procédés parfaits il [Pozzi] l'a éludé et refusé » (CP
02830 ; Kolb, XIV, n° 176). [LJ, FL]
3.
Mobilisé depuis le
1er août 1914, Reynaldo Hahn avait rejoint son corps le 4
août au dépôt de Melun mais, depuis le début septembre, il était cantonné à Albi où
il s'ennuyait et il souhaitait rejoindre son régiment (le 31e
régiment d'infanterie) en Argonne, malgré les efforts de Proust pour l'en dissuader.
C'est finalement le 26 décembre 1914 qu'il quittera Albi pour le front. (Voir
Philippe Blay, Reynaldo Hahn, Fayard, 2021, p. 347 et
350.) [LJ, FL]
4.
Les quatre galons sur les avant-bras de la
tunique militaire étaient le signe distinctif des médecins-majors de
1e classe (grade équivalant, dans l'Infanterie, à celui de
Chef de bataillon, ou Commandant). Nous ne trouvons en 1914-1915 aucun médecin du
nom de Vigne au 56e régiment d'infanterie (le médecin-major de
1e classe s'appelait Ramally, les autres : Abord, Rais et
Bourgeot). Il doit plutôt s'agir d'Édouard Urbain Hippolyte (Hipolyte) Vigné (né le
5 août 1871 à Neffiès dans l'Hérault), médecin-major de 1e
classe au 31e régiment d'infanterie, le régiment
auquel appartenait Reynaldo Hahn et qu'il allait prochainement rejoindre en Argonne.
Le médecin-major Vigné devait être fait chevalier de la Légion d'honneur par décret du 3 janvier 1915,
et cité à l'Ordre de l'Armée le 14 mars 1915 : « Dirige avec une compétence de tout
1e ordre et un dévouement inlassable depuis le début de la
campagne le service médical de son régiment que l'on peut donner comme modèle
». [FL]
5.
Ce portrait de Sargent,
Le Docteur Pozzi dans son intérieur (1881),
appartient désormais au Hammer Museum (Armand Hammer Collection) de Los
Angeles. [LJ, FL]
6.
Adrien Proust et Samuel Pozzi étant liés
professionnellement, les deux familles se fréquentaient : « Son souvenir, sa belle
image, sont liés à toute mon enfance, à toute ma jeunesse […], tantôt dînant chez
mes parents, tantôt nous recevant place Vendôme […] » (voir la lettre de Proust à
Jean Pozzi du [samedi 15 juin 1918] : CP 03556
; Kolb, XVII, n° 116). Mondain, ami des artistes et des
écrivains (dont Leconte de Lisle, mais aussi Sarah Bernhardt, Anatole France, etc.),
Pozzi jouissait auprès du jeune Proust du prestige que l'écrivain attribuera à
Swann. Comme Swann dans le roman, c'est Pozzi qui offrit à Marcel Proust adolescent
son entremise pour lui faire rencontrer des écrivains qu'il admirait. (Voir Lawrence
Joseph, « Marcel Proust et "Docteur Dieu" : lettres inédites à Samuel Pozzi »,
BMP, n° 51, 2001, p. 13-15 et p. 19.) [LJ, FL]
7.
Proust écrit également à Lucien Daudet [le
lundi 16 novembre 1914, ou peu après] : « je vais passer un conseil de révision et
je serai probablement pris, car on prend tout le monde. Du reste j'ai été stupide
car je n'avais pas à me faire inscrire, ayant été rayé des cadres comme officier et
ces Conseils n'étant que pour les soldats [...] » (CP
02844 ; Kolb, XIII, n° 193). [LJ]