102 bd Haussmann1
Mon cher Léon2
Je voudrais, si cela ne vous ennuie↩
pas trop demander un conseil, non↩
pas au Directeur de l’Intransigeant3↩
mais à l’officier de réserve et surtout↩
à l’ami4. En deux mots, après avoir↩
fait mon service dans l’Infanterie5 (et↩
avoir à ce moment fait jouer plus↩
de « piston » pour ne pas être réformé que↩
beaucoup pour l’être), quand plus tard↩
j’ai été trop souffrant je me suis fait
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nommer officier d’administration6. Mais↩
mon état s’aggravant je n’ai jamais↩
exercé ces fonctions (bien que j’aie eu↩
de l’avancement à l’ancienneté !) et, si↩
bien qu’il y a 4 ans7après visite d’un major8, j’ai été rayé des↩
cadres par décision présidentielle pour↩
raison de santé9.
Quand cet été on a dit que tous les↩
réformés auraient à passer un↩
conseil de révision et devaient se↩
faire inscrire à leur mairie10, j’↩
étais fort malade, peu au courant,↩
et pour ne pas risquer de ne pas↩
être en règle je me suis fait
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inscrire à la mairie11. J’ai dit à la personne↩
qui s’est chargée de ce soin12q×××de donner les↩
renseignements qu’on lui demanderait mais comme↩
on n’a pas parlé de la question « officier », j’ai↩
jugé inutile de faire étalage de ce grade, ne↩
connaissant pas un mot du métier. Je vais↩
donc d’un jour à l’autre je pense être convoqué↩
pour un conseil de révision. Mais un de↩
mes amis officier de réserve13 qui passait par↩
Paris et entrait me voir l’autre jour et à qui↩
j’ai raconté cela m’a dit (j’ignore s’il est↩
bien informé) 1º que cette contreréforme était
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pour les hommes et nullement pour les officiers.↩
2º que quand au conseil de révision on verrait↩
que j’etais officier on ne m’examinerait pas↩
et que j’aurais eu une fatigue inutile. Pour le↩
second point je crois que je n’ai qu’à attendre ma↩
convocation et aussitôt demander à la Place14 de↩
prévenir le recrutement que je n’irai pas àau conseil de↩
révision et me ferai visiter à la Place. Ce que j’aurais↩
le mieux aimé c’est ne pas être visité du tout, mes↩
certificats médicaux établissant mon absolue↩
incapacité15, d’ailleurs quand j’ai fait mon livre le↩
Temps, d’autres journaux m’ont fait interviewer16, et leurs
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rédacteurs ont dit qu’ils étaient venus↩
près de mon lit que je ne quittais pas↩
depuis des années17. Or à ce moment↩
on ne prévoyait pas les évènements et↩
cela ne pouvait pas être un moyen↩
préventif d« ’embusquage18 » ! Mais enfin↩
si je dois être visité je préfère me↩
déranger et aller à la Place plutôt↩
que de laisser un major souffrir de↩
mes fumigations au milieu desquelles il↩
aurait la plus grande chance de se↩
trouver et qui rendent l’atmosphère↩
de ma chambre irrespirable. Mais peut’↩
être n’y a-t-il pas besoin que je sois↩
visité du tout si la contreréforme ne s’
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applique pas aux officiers. Et c’est↩
ici que vous pourriez peut’être me↩
renseigner, car je crois me rappeler↩
qu’à Versailles quand vous étiez si joli↩
cavalier, vous étiez officier de réserve19.↩
Si vous ne le savez pas, ne prenez pas↩
la peine de le faire demander à la↩
place, car d’Albufera va me donner↩
une lettre20 pour le Ct de Saxe21 qui y↩
est, et puis je connais Reinach qui↩
doit y être aussi22. (Lequel vaut le mieux ?) Votre intervention ne↩
me serait précieuse (et combien) que si↩
vous connaissiez le chef dont je
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dépends, c’est à dire le Directeur du Service de↩
Santé (je crois le M. Inspecteur Février ) assez↩
pour qu’il reglat le tout sur mes certificats.↩
Mais c’est peu probable. Mais peut’être pouvez-vous↩
en tous cas me dire si la contreréforme s’appliquerait↩
aux officiers. – . Cher Léon, exprès je me↩
suis limité au conseil pratique que j’avais à vous↩
demander. Sans cela, il y aurait trop eu à dire !↩
Je vous avais écrit23 je crois l’été dernier, après↩
mon grand chagrin24, avant le coup de foudre↩
de la guerre. Depuis comme tout le monde j’ai ↩
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tremblé pour des vies chères. Vous avez su sans doute que↩
l’hopital de mon frère a été bombardé à Etain↩
pendant qu’il opérait et depuis il n’a cessé de↩
courir – et d’aller audevant – des plus grands dangers.↩
En ce moment il est dans l’Argonne25 mais il y a un↩
mois que je n’ai eu de ses nouvelles. J’espère que↩
vous n’avez pas trop d’inquiétudes et de chagrins autour↩
de vous. Si vous me répondez vous me feriez bien plaisir↩
en me donnant des nouvelles d’Albert Flament26.↩
Comme détail sans importance j’aimerais savoir à quel↩
stupide discoureur vous faisiez allusion hier, qui avait↩
parlé de la « synthèse du courage » !
De tout cœur à vous cher Léon, unis dans la même grande angoisse et la même grande espérance
Votre Marcel Proust