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 Mon cher Confrère et↩
Maître2,
 
 J’ai été bien sensible à↩
l’aimable mention que vous↩
avez faite de mes livres3.↩
En lisant ces lignes qui↩
avaient du prix pour moi↩
parce qu’elles venaient de vous,↩
et en4sentant percer votre
 
 
 lassitude à la lecture↩
de ces pages qui vous↩
semblent interminables,↩
j’ai compris quelle↩
avait été mon erreur↩
d’intituler l’ouvrage5 :↩
« À la Recherche du↩
Temps perdu ». Ce titre,↩
tant qu’il ne sera pas↩
expliqué par le dernier↩
volume (le Temps retrouvé)
 
 perpétue le malentendu entre moi et ↩
mes lecteurs, même les plus éminents,↩
qui croient à un déroulement de souve-↩
nirs, à quelquechose d’assez voisin↩
des « Mémoires »6. Or ce livre est↩
au contraire tellement « composé » que M.7↩
Francis Jammes m’ayant supplié d’↩
ôter du 1er volume un épisode de 3 pages
 
 qu’il jugeait révoltant8, j’étais sur le↩
point de le faire, quand je compris9 que↩
cette « coupure » insignifiante dans ce↩
1er volume, ferait écrouler les tomes 4↩
et 5 qu’il soutenait10. Je pourrais four-↩
nir mille exemples de cette composition voilée, à la↩
quelle j’ai tout sacrifié11, si ce n’était trop↩
parler de moi quand j’ai voulu seulement vous↩
remercier de votre bienveillance, du fond du cœur
 
 
  
  
  
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 44 rue Hamelin1
  Mon cher Confrère et Maître2,
  J’ai été bien sensible à l’aimable mention que vous avez faite de mes livres3. En lisant ces lignes qui avaient du prix pour moi parce qu’elles venaient de vous, et en4sentant percer votre
 
 lassitude à la lecture de ces pages qui vous semblent interminables, j’ai compris quelle avait été mon erreur d’intituler l’ouvrage5 : « À la Recherche du Temps perdu ». Ce titre, tant qu’il ne sera pas expliqué par le dernier volume (le Temps retrouvé)
 
 perpétue le malentendu entre moi et  mes lecteurs, même les plus éminents, qui croient à un déroulement de souvenirs, à quelque chose d’assez voisin des « Mémoires »6. Or ce livre est au contraire tellement « composé » que M.7 Francis Jammes m’ayant supplié d’ ôter du premier volume un épisode de trois pages
 
 qu’il jugeait révoltant8, j’étais sur le point de le faire, quand je compris9 que cette « coupure » insignifiante dans ce premier volume, ferait écrouler les tomes 4 et 5 qu’il soutenait10. Je pourrais fournir mille exemples de cette composition voilée, à laquelle j’ai tout sacrifié11, si ce n’était trop parler de moi quand j’ai voulu seulement vous remercier de votre bienveillance, du fond du cœur.
  Marcel Proust
   
  
  
- 1.
        
- Philip Kolb date cette lettre de «
                peu après le 10 décembre 1919 », car c’est probablement peu après avoir reçu le Prix
                Goncourt, le 10 décembre 1919, que Proust a écrit à tous les membres du jury pour
                les remercier. La lettre est certainement postérieure au 1er
                octobre 1919, date à laquelle Proust a emménagé rue Hamelin. Jean Ajalbert fait
                partie des huit membres de l'Académie Goncourt ayant signé la lettre du 10 décembre
                1919 annonçant à Proust qu'il avait reçu le Prix (voir CP 03973 ; Kolb, XVIII, n° 293). [PK, PW, NM]
        
- 2.
        
- Cette lettre de Proust à Jean Ajalbert est
                la seule retrouvée à ce jour, mais le catalogue de la vente de la bibliothèque
                d'Ajalbert révèle qu'il en existait au moins trois, qui furent insérées dans des
                ouvrages de Proust (Jean Ajalbert, Ma Bibliothèque (Deuxième
                    partie), 4-6 avril 1935, lots 194, 196 et 1289). Ajalbert possédait
                tous les volumes de la Recherche, certains en double, de
                différentes années d'édition, dont cinq avec un envoi autographe de Proust
                    (ibid., lots 195-199). Ph. Kolb, qui n'avait pas vu ce
                catalogue, a cependant publié un de ces envois autographes, porté sur un exemplaire
                de Sodome et Gomorrhe II, paru dans un catalogue de vente
                postérieur (CP 04963 ;
                    Kolb, XXI, n° 102. Nous avons vu cet exemplaire dans une
                collection privée, l'envoi se trouvant dans le premier des trois volumes, achevé
                d'imprimer du 10 avril 1922, portant l'ex-libris d'Edward Wasserman.)
                Notre lettre a figuré dans l'exposition « Un millier de livres
                modernes », à la Galerie de Paris, de Paul de Montaignac, du 29 mars au 3 avril
                1935, juste avant la deuxième partie de la vente de la bibliothèque de Jean
                Ajalbert. C'est en voyant cette exposition qu'un auteur anonyme la recopia et la
                publia dans la revue Toute l'Édition (6 avril 1935, p. 3). La
                vente causa une polémique puisque Ajalbert était encore vivant et que certains des
                auteurs des ouvrages dédicacés l'étaient aussi (voir Les Treize, « Les
                    Lettres. Vendre ou ne pas vendre ? »,
                    L'Intransigeant, 2 mars 1935, p. 6 ; et « De-ci de-là... », Paris-Soir, 15 mars 1935,
                p. 12 ; ou encore « Vendre ou ne pas vendre », Les Nouvelles
                    Littéraires, 16 mars 1935, p. 4). [PW]
        
- 3.
        
- Lettre non retrouvée. [PW]
        
- 4.
        
- Le texte de l'édition Kolb commence avec ce
                mot. Ph. Kolb n'avait pu voir la lettre originale et n'avait pas eu connaissance de
                sa publication intégrale, en 1935, dans Toute
                l'Édition. [PW]
        
- 5.
        
- L'édition Kolb donne « mon ouvrage », mais
                le texte de Toute l'Édition est ici correct. [PW]
        
- 6.
        
- C'est un leitmotiv sous
                la plume de Proust à l'automne de 1919 : « Vandérem et autres […], méconnaissant la
                composition serrée de mon ouvrage, ont l’air de dire que je fais des Mémoires et
                écris au fil de mes souvenirs ! » (CP 03922 ;
                    Kolb, XVIII, n° 241 ; cf. ibid., n°
                202, 230, 266, 319...). Proust reprend l'idée au début de 1920 dans « À propos du
                'style' de Flaubert » (EA, p. 598-599). [NM]
        
- 7.
        
- Le texte de Kolb et celui de Toute
                    l'Édition omettent « M. » devant le nom du poète. [PW]
        
- 8.
        
- En janvier 1914 déjà, dans une
                lettre à Henri Ghéon, Proust cite longuement la lettre de Francis Jammes dans
                laquelle celui-ci lui aurait demandé « de supprimer dans la prochaine édition la
                scène de sadisme entre deux femmes » (CP 02655
                ; Kolb, XIII, n° 3). En cet automne 1919, Proust rappelle
                l'anecdote et l'importance structurelle de l'épisode à d'autres correspondants, dans
                des termes très proches (Kolb, XVIII, n° 230, 266,
                308...) [PK, PW, NM]
        
- 9.
        
- Les éditions antérieures corrigent en « j'ai
                compris ». [PW]
        
- 10.
        
- L'édition Kolb donne « contenait »,
                mais le texte de Toute l'Édition est ici correct. D'après le
                plan paru dans l'édition originale d'À l'ombre des jeunes filles en
                    fleurs (achevé d'imprimé le 30 novembre 1918 et mis en vente le 20
                juin 1919), les volumes IV et V prévus à cette époque sont Sodome et
                    Gomorrhe – I (volume qui irait jusqu'à l'épisode « Pourquoi je quitte
                brusquement Balbec, avec la volonté d'épouser Albertine ») et Sodome et
                    Gomorrhe – II – Le Temps retrouvé. [PW, FP]
        
- 11.
        
- Proust avait utilisé les mêmes mots pour
                répondre à l'article d'Abel Hermant dans le Figaro du 24 août
                1919 : « J’ai tout sacrifié à une composition voilée mais inflexible » (CP 03897 ; Kolb, XVIII, n°
                216). L'épithète « voilée » est régulièrement associée par lui à la composition du
                livre : voir ibid., n° 266, 318 et EA, p.
                598. [NM]