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Cher Monsieur et ami
Votre lettre m'a profondément↩
touché, ces gentilles félicitations↩
pour si peu de chose2. Et j'allais↩
vous répondre, malgré l'état où je↩
suis, quand un mot charmant de↩
Madame de Régnier me ravit, me↩
désole3. Comme il pose pour moi un↩
problème académique, je me permets↩
dans cette lettre d'en discuter avec vous,↩
pour ne pas redire les mêmes choses↩
deux fois, et demain j'écrirai à↩
Madame de Régnier pour la↩
remercier, en lui disant que je↩
vous ai parlé de la partie académique↩
et sans l'ennuyer de nouveau. Je↩
dis de nouveau parce que je sais↩
que vous ne faites qu'un tous les↩
deux et que ce que je vais vous↩
dire elle le saura aussitôt.↩
Madame de Régnier me dit que↩
ce prix Goncourt pour moi elle serait↩
presque tentée de le regretter car↩
elle était entrain de travailler pour↩
moi pour le Gd Prix de l'↩
Académie4. D'une autre personne qu'elle, je croirais que↩
c'est une amabilité retrospective, sans vérité. Mais↩
je sais — depuis les temps lointains des « Canaques »5 —↩
qu'elle est la franchise même. Aussi je suis↩
touché plus que je ne puis dire et d'autre part↩
très perplexe, je vais si mes forces peuvent me↩
soutenir jusqu'au bout de cette lettre, vous dire ↩
pourquoi. Je ne me souviens pas exactement de l'↩
époque où je vous ai parlé du Gd Prix de littérature↩
(et comment aurais-je pu espérer que Madame de↩
Régnier travaillerait pour moi alors que vous aviez↩
pris position — vous me l'avez dit avec une fran-↩
chise et une délicatesse extrêmes — pour un↩
autre)6 mais il me paraît probable que je ne vous↩
ai pas parlé du Prix Goncourt. Voici la raison :↩
c'est que je n'y songeais nullement et n'avais↩
pas envoyé mes livres aux Académiciens. Mais (je↩
crois bien depuis ma correspondance avec vous) comme↩
je disais à Reynaldo Hahn (lequel quittait Léon Daudet)↩
combien je regrettais que celui-ci n'aimât pas mes↩
livres et n'en perçût pas la composition voilée mais↩
rigoureuse, Reynaldo me répondit qu'au contraire↩
comme q. q un avait parlé du Prix Goncourt et d'
un candidat, Léon Daudet avait répondu : ↩
« Ce n'est pas mon avis ; je trouve supérieure↩
l'œuvre de Proust, du Côté de c. Swann↩
et Jeunes filles en fleurs et c'est pour lui↩
que je voterai »7). Quand j'appris cela↩
j'envoyai à tout hasard mon livre ↩
aux académiciens Goncourt mais après↩
m'être informé et après avoir reçu l'as-↩
surance que le Prix Goncourt, s'il↩
excluait celui de la Vie Heureuse8↩
n'excluait nullement celui de l'↩
Académie française. J'ajoute que je ne↩
me croyais aucune chance pour le Prix↩
Goncourt, j'appris peu à peu que M.
Elémir Bourges et Rosny aîné pla-↩
caient très haut mes livres, mais je ne↩
savais pas qu'ils batailleraient pour eux.↩
Je ne savais même pas quand était↩
le Prix Goncourt. Et quand Léon Daudet↩
vint m'annoncer que je l'avais,↩
ce fut comme un cadeau de jour de↩
l'an que j'aurais reçu à Noel et↩
une année où on ne croyait pas avoir↩
d'Etrennes. Malheureusement la lettre↩
de Madame de Régnier (mais vais-je↩
pouvoir aller jusqu'au bout de cette↩
lettre) semble indiquer que contrairement
à ce qu'on m'avait dit, le Prix Goncourt exclut celui↩
de l'Académie. Si cela est (elle ne me le dit↩
pas mais il me semble que cela ressort de sa↩
lettre) puis-je l'espérer pour l'an prochain ?↩
J'aurais grand intérêt à le savoir voici pourquoi.↩
Je compte faire paraître tous ensemble mes autres volumes,↩
qui sont faits depuis 1914. Or l'un d'eux, sans↩
tendances immorales (plutôt le contraire ; bien↩
involontairement) est malgré cela d'une telle↩
crudité qu'il empêcherait le Prix de l'Académie.↩
J'aimerais donc mieux attendre pour les faire↩
paraître. Comme j'ai été ruiné en 1913, un prix ne m'
est pas indifférent. Et celui des Goncourt va manquer son↩
effet de vente du livre, car mon éditeur avait négligé de↩
me dire que l'ouvrage était épuisé et le↩
temps qu'il fasse « retirer » les q. q. personnes qui font↩
attention au prix Goncourt l'auront oublié. Certes, il↩
est très vrai comme l'a écrit je ne sais quel journal dans↩
un article, pour le reste absurde, qu'il est fâcheux de↩
recevoir des prix à un âge où on en décerne plutôt9.↩
Mais comme je ne pense pas que j'aie jamais chance↩
d'être membre de l'Académie fcaise, j'aimerais↩
mieux le gd prix de littérature qui me ferait lire de↩
q. q. personnes et mettrait un peu de lumière sur mon
nom resté inconnu, j'aimerais mieux↩
le Gd Prix de Littérature que rien. Je↩
crois (sans leur avoir jamais parlé de↩
tout cela) que pas mal d'académiciens↩
me seraient favorables. Je n'ai encore↩
envoyé mon livre ni à France ni à↩
Barrès, pour la même raison qui fait que↩
je l'ai envoyé incomplètement au↩
ménage Régnier, le manque de 1ères↩
éditions. Mais je sais quoique ne les↩
ayant pas vus depuis quinze ans, leurs↩
sentiments pour moi. Le hasard fait↩
que des académiciens qui littérairement↩
sembleraient devoir m'être hostiles, me
↩
sont au contraire favorables. J'ai reçu↩
hier une longue lettre de félicitations↩
d'Henry Bordeaux10 que je n'ai pas↩
vu depuis 25 ans. Peut'être si cela↩
ennuie l'Académie de couronner le↩
même livre que les Goncourt11, pour-↩
rait-elle couronner l'œuvre (A la↩
Recherche du Temps Perdu, Pastiches↩
et mélanges, les Plaisirs et les Jours).↩
Vous me direz votre avis et je vous↩
envoie en vous demandant de les agréer↩
et de les partager avec Madame de↩
Régnier mes hommages de respectueuse↩
et reconnaissante admiration
Marcel Proust