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je suis très content de l'occasion1↩
qui m'a été offerte de dire (très↩
mal : je me le reproche) un peu du↩
bien que je pense de votre beau livre.↩
J'en ai rarement lu qui m'ait excité↩
davantage. Si j'euſse disposé d'un peu↩
plus de place, j'e l'aurais mieux expli-↩
-qué pourquoi. Mais, après tout, à ↩
quoi bon expliquer, ou vouloir « expliquer
pourquoi » ? Je serais bien ennuyé, en↩
tout cas, si vous ne preniez pas cette↩
objection que je vous fais. à votre « compo-↩
-sition » comme je l'entends moi-même2.↩
Sans doute, votre livre est composé à↩
merveille selon les lois de votre propre sensi-↩
-bilité. Mais il me semble qu'il ne l'est ↩
pas selon celles qui ont présidé à la com-↩
-position de la plupart des œuvres de ↩
« chez nous ». Si vous ne trouvez pas cette↩
distinction très claire, ne m'en veuillez↩
pas, je vous prie, car j'ai beaucoup↩
boxé avant le dîner et je suis mort de↩
fatigue.
Je serais heureux d'apprendre que vous vous↩
portez mieux et que votre prix3, si justement mérité,↩
vous a été officiellement notifié, tellement officielle-↩
-ment que vous ne doutez plus de l'avoir eu, malgré ↩
la manœuvre inouie de l'éditeur de M. Dorgelès4.↩
Tout le monde se rappelle si bien qu'il vous a été↩
accordé que Jean de Pierrefeu m'annonçait, il y a↩
quelques jours, qu'il a l'intention de discuter↩
« le cas Marcel Proust » dans les Débats5. Je lui↩
répondrai dans l'Opinion6, s'il réalise son projet. Me
voilà votre champion, malgré que vous en ayez. Je↩
m'en félicite parce que A la recherche du temps perdu↩
est certainement lae livre le plus « original » qui ait↩
paru, à mon goût, depuis X temps. Et je l'aime↩
de tout mon cœur. C'est d'ailleurs un de ces livres↩
qu'on ne saurait aimer sans éprouver une vive sym-↩
-pathie pour sonleurs auteurs.
et ils×××Veuillez en trouver ici l'assurance, cher Monsieur.
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29 décembre 1919
22 rue Oudinot
Cher Monsieur,
je suis très content de l'occasion1 qui m'a été offerte de dire (très mal : je me le reproche) un peu du bien que je pense de votre beau livre. J'en ai rarement lu qui m'ait excité davantage. Si j'eusse disposé d'un peu plus de place, j'e laurais mieux expliqué pourquoi. Mais, après tout, à quoi bon expliquer, ou vouloir « expliquer
pourquoi » ? Je serais bien ennuyé, en tout cas, si vous ne preniez pas cette objection que je vous fais à votre « composition » comme je l'entends moi-même2. Sans doute, votre livre est composé à merveille selon les lois de votre propre sensibilité. Mais il me semble qu'il ne l'est pas selon celles qui ont présidé à la composition de la plupart des œuvres de « chez nous ». Si vous ne trouvez pas cette distinction très claire, ne m'en veuillez pas, je vous prie, car j'ai beaucoup boxé avant le dîner et je suis mort de fatigue.
Je serais heureux d'apprendre que vous vous portez mieux et que votre prix3, si justement mérité, vous a été officiellement notifié, tellement officiellement que vous ne doutez plus de l'avoir eu, malgré la manœuvre inouïe de l'éditeur de M. Dorgelès4. Tout le monde se rappelle si bien qu'il vous a été accordé que Jean de Pierrefeu m'annonçait, il y a quelques jours, qu'il a l'intention de discuter « le cas Marcel Proust » dans les Débats5. Je lui répondrai dans l'Opinion6, s'il réalise son projet. Me
voilà votre champion, malgré que vous en ayez. Je m'en félicite parce que À la recherche du temps perdu est certainement le livre le plus « original » qui ait paru, à mon goût, depuis X temps. Et je l'aime de tout mon cœur. C'est d'ailleurs un de ces livres qu'on ne saurait aimer sans éprouver une vive sympathie pour leurs auteurs.
Veuillez en trouver ici l'assurance, cher Monsieur.
Jacques Boulenger
- 1.
- Dans sa lettre du [20 décembre
1919] (CP 03998 ; Kolb,
XVIII, nº 318), Proust manifeste sa reconnaissance à Boulenger pour l'« admirable »
article, quoique « ça et là injuste et faux », publié dans
L'Opinion le jour même (12ème année,
n° 51, p. 610-612). Cet article a été réimprimé sous le titre « Marcel Proust —
I » dans le recueil ...Mais l'Art est
difficile ! (Paris, Plon, 1ère série, 1921-1922,
p. 86-97). [PK, ChC, FP]
- 2.
- Toujours dans sa lettre à Boulenger du
[20 décembre 1919] (voir la note 1 ci-dessus), Proust répond aux reproches du
critique en affirmant avoir composé son ouvrage avec « une rigueur inflexible bien
que voilée ». [PK, ChC]
- 3.
- L'Académie Goncourt avait attribué à Proust
son prix pour À l'ombre des jeunes filles en fleurs le 10
décembre 1919 par six voix sur dix, contre les quatre recueillies par Les
Croix de bois de Roland Dorgelès (CP 03973 ; Kolb, XVIII, n° 293). [ChC]
- 4.
- La « manœuvre » dont parle Boulenger,
et mentionnée aussi par Proust dans sa lettre du [20 décembre 1919] (CP 03998 ; Kolb, XVIII, nº
318), consiste en la diffusion de réclames trompeuses dans la presse, reproduisant
la manchette : « Les Croix de bois : Prix Goncourt » en gros caractères, suivie de
« 4 voix sur 10 » en petits caractères (voir par exemple Le
Figaro du 18 décembre 1919, rubrique « Librairie », p. 3). Cette action commerciale d'Albin Michel
coûtera à l'éditeur des Croix de bois une amende de 2000 francs
de dommages-intérêts. [PK, ChC]
- 5.
- L'article de Pierrefeu, « Le Cas de
M. Proust », paraîtra dans Le Journal des
débats du 2 et 3 janvier 1920, p. 3. [FP]
- 6.
- La réponse de Boulenger, « Sur M. Marcel
Proust », paraîtra dans L'Opinion du 10 janvier 1920, p. 43-45
: elle a été réimprimée sous le titre « Marcel Proust —
II » dans ...Mais l'Art est difficile !, p.
97-106. [FP]