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Mon cher Daniel
Quand j'ai depuis si↩
longtemps des choses si↩
utiles à t'écrire (il a↩
fallu un état voisin de la↩
mort pour que je ne t'aie↩
pas encore écrit tout ce que↩
je pense de ton admirable↩
livre2, pour que la plaquette↩
que tu as été si bon de me
2
prêter3 soit encore auprès↩
de mon lit, pour que↩
ne parvenant pas à faire↩
trouver de 1res éditions de↩
mes livres qu'on cherche↩
vainement pour toi depuis↩
plusieurs semaines accaparées (les éditions par je ne sais quel↩
libraire), je↩
↩
ne me sois pas résigné↩
encore à t'envoyer des↩
éditions plus ordinaires↩
mais qui au moins te↩
permettront de me lire
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si tu en as envie) je te dise ce soir combien↩
je desapprouve ton manifeste du Figaro4.↩
Desapprobation d'un manifeste, vanité↩
plus grande encore que le manifeste lui- ↩
même. L'excuse certaine de celui-ci↩
c'est qu'il répond dis-tu à un autre↩
manifeste « bolcheviste »5. Je n'ai pas lu↩
le 1er, je ne sais où on peut le trouver↩
et je ne doute pas qu'il ne soit absurde.
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Mais si j'étais moins fatigué, que d'absurdités↩
aussi à relever dans le manifeste du Figaro.↩
Aucun esprit juste ne contestera qu'on fait↩
perdre sa valeur universelle à une œuvre↩
en la dénationalisant, et que c'est à la↩
cime même du particulier qu'éclôt le↩
général. Mais n'est-ce pas une vérité de↩
même ordre, qu'on ôte sa valeur géne-↩
rale et même nationale à une œuvre en↩
cherchant à la nationaliser ? Les mystérieuses
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lois qui président à l'éclosion↩
de la vérité esthétique aussi↩
bien que de la vérité scienti↩
fique sont faussées, si↩
un raisonnement étranger↩
intervient d'abord. Le↩
savant qui fait le plus gd↩
honneur à la France par↩
les lois qu'il met en lumière,↩
cesserait de lui faire honneur↩
s'il le cherchait et ne↩
cherchait pas la vérité seule,↩
ne trouverait plus ce rapport↩
unique qu'est une loi. J'ai honte de dire↩
des choses aussi simples mais↩
ne peux comprendre qu'un esprit
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comme le tien semble n'en pas↩
tenir compte. Que la France↩
doive veiller sur les litté-↩
ratures du monde entier,↩
c'est un mandat qu'on pleure-↩
rait de joie d'apprendre qu'on↩
nous a confié, mais qu'il↩
est un peu choquant de nous↩
voir assumer de nous même.↩
Cette « hégémonie », née de↩
la « Victoire »6 fait involon-↩
tairement penser à « Deuthsland↩
über alles »7 et à cause de
7
cela est légèrement desagréable. Le caractère↩
de « notre race »8 (est-il d'un bien bon↩
français, de parler de « race » « francaise » ?)↩
était de savoir allier à autant de↩
fierté plus de modestie. — . Personne n'↩
admire plus que moi l'Eglise, mais↩
prendre le contrepied d'Homais jusqu'à↩
dire qu'elle a été la tutelle des progrès↩
de l'esprit humain, en tout temps, est un
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peu fort9. Il est vrai qu'il y a des catholi-↩
ques « incroyants ». Mais ceux-là à la tête↩
desquels est je suppose Maurras, n'ont↩
pas apporté au moment de l'Affaire Dreyfus↩
un gd appui à la Justice française.↩
Pourquoi prendre vis à vis des autres pays ce↩
ton si tranchant dans des matières, comme↩
les lettres, où on ne règne que par la
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persuasion. A maintes↩
reprises, vous dites « nous↩
entendons » (dans le sens↩
de « nous voulons sans admettre↩
de réplique ».) Ce n'est pas là↩
le ton des « soldats de l'↩
Esprit ». Et, même dans↩
un manifeste, à vouloir↩
être à tte force francais,↩
vous avez pris un ton↩
germanique. Je n'ai↩
pas besoin de te dire que
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si je connaissais le↩
manifeste « bolcheviste »↩
je le trouverais certaine-↩
ment mille fois pire↩
que le vôtre. Mais↩
le premier tort de ce↩
dernier est d'être un↩
manifeste. Il ne peut y↩
en avoir aucun qui honore↩
autant la France et la↩
serve aussi bien que tes↩
œuvres
Ton admirateur↩
et ami
Marcel Proust