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Cher ami
Votre lettre2 ne me persuade aucunement.↩
Et je suis triste surtout que la mienne↩
(c'est de l'avant dernière3 que vous↩
parlez sans doute, car je ne vois pas ce↩
qui pourrait avoir eu cet effet dans la↩
dernière4, ni d'ailleurs je dois dire dans l'↩
avant dernière) vous « désespère ». Je ne↩
voudrais que votre joie et c'est donc moi↩
qui suis désespéré. Vous jouez sur les mots↩
quand vous dites que vous êtes éditeur et non↩
imprimeur5. Car un éditeur a principalement↩
parmi ses fonctions de faire imprimer ses
livres. Vous avez été directeur de↩
théâtre en Amérique et je pense↩
que c'est à cela, bien plus qu'à la↩
distinction que vous faites entre↩
imprimeur et éditeur, que je↩
dois d'avoir de l'Ombre des Jeunes↩
filles en fleurs l'édition la plus sabo-↩
tée qui se puisse voir. Admettons un↩
instant que toutes les fautes soient de↩
moi, il y a des correcteurs pour q.q. chose.↩
Vous me dites que vous avez été d'impri-↩
meur en imprimeur, je vous en remercie↩
et j'en suis confus, mais alors cela a
été pour revenir au même, puisque c'est le↩
même nom que celui qui m'a été dit en↩
Décembre quand on a quitté la Semeuse6. Il↩
a peut'être d'ailleurs d'admirables qualités, mais↩
je vous supplie de garder un double des pages↩
qu'il a extraites de A l'Ombre des Jeunes f. en↩
fleurs pour la Nlle Revue fcaise. Nous les↩
lirons un soir ensemble un soir au Ritz ou↩
chez moi et vous verrez quel est ce prodige.↩
Accordez-moi ce plaisir et je vous promets une↩
vraie stupéfaction7. Cher ami et éditeur,
vous paraissez me reprocher mon système de retouches8.↩
Je reconnais qu'il complique tout (pas dans la↩
chose de la Revue, en tous cas !). Mais quand vous↩
m'avez demandé de quitter Grasset pour venir chez↩
vous, vous le connaissiez, car vous êtes venu avec↩
Copeau qui devant les épreuves remaniées de Grasset↩
s'est écrié : « Mais c'est un nouveau livre ! ». ↩
Je m'excuse auprès de vous de deux façons, la première↩
c'est en disant que toute qualité morale a pour fonc-↩
tion une différence matérielle. Puisque vous avez la↩
bonté de trouver dans mes livres quelque chose d'un peu↩
riche qui vous plaît, dites-vous que cela est dû précisé-↩
ment à cette surnourriture que je leur réinfuse en
vivant, ce qui matériellement se traduit↩
par ces ajoutages. Dites vous aussi que si↩
vous m'avez donné une grande preuve↩
d'amitié en me demandant mes livres,↩
c'est aussi par amitié que je vous les↩
ai donnés. Quand je vous ai envoyé le↩
manuscrit de Swann et que vous l'avez↩
refusé, il pouvait y avoir intérêt pour↩
moi à ce que l'éclat de votre maison↩
illustrât un peu ce livre. Depuis qu'il a↩
paru chez Grasset, il s'est fait je ne↩
sais comment, tant d'amis, que↩
je pouvais publier les suivants chez Gras-↩
set sans craindre qu'ils passassent↩
inaperçus. J'ai obéi en les lui retirant↩
et en les mettant chez vous à une
pensée d'amitié, comme vous. Hélas,↩
vous êtes parti, je n'ai cessé de↩
recevoir des livres des autres (car↩
il y a des éditeurs qui ont des↩
imprimeurs, croyez en la pile d'↩
ouvrages reçus et non coupés qui est↩
dans ma chambre) mais pas d'épreuves.↩
Je pense qu'elles viendront. Je n'ai↩
plus les mêmes forces, et c'est peut'↩
être moi à mon tour qui serai un↩
peu lent. Pourvu que tout paraisse↩
de mon vivant ce sera bien, et s'il↩
en advenait9 autrement j'ai laissé tous↩
mes cahiers numérotés que vous
prendriez et je compte alors sur vous pour faire la↩
publication complète10. Je n'ai pas encore abordé↩
d'autres points de votre lettre. Mais la fatigue↩
m'arrête et je vous quitte en vous serrant↩
la main
bien affectueusement
Marcel Proust
Je n'ai toujours pas reçu les droits d'auteur↩
de Grasset. Je compte sur vous.
Au moment où cette lettre aurait dû être partie je↩
recois un mot charmant de Grasset me demandant de↩
lui donner pour une Revue qu'il fonde avec Jean Dupuy à↩
200 000 exemplaires la primeur de mon livre11. Je vais lui répondre que↩
c'est impossible mon livre paraissant incessamment. Je trouvais en effet↩
Juin un détestable mois, mais il vaut mieux ne plus retarder d'un jour.