22 Mai 191
Monsieur Marcel PROUST↩
102 Bd Haussmann↩
Mon cher ami,
Je suis infinement touché de la lettre que je reçois↩
de vous et de toute la peine que vous vous êtes donnée pour↩
m'exposer vos possibilités relativement à une collaboration↩
éventuelle à laquelle je tiens plus qu'à tout2.
J'en suis tellement touché et heureux que je viens↩
vous proposer relativement à la question en suspens entre nous3↩
et pour que nous n'ayons plus à en parler, la solution la↩
plus amicale qui soit possible.
Comme vous le savez, les éléments de cette question↩
sont :
1° Des droits d'auteur, qui vous sont dus sur le↩
second tirage4 et qui s'élèvent à frs. 440,50;
2° L'indemnité qui m'est due par vous, pour le↩
renoncement que vous m'avez demandé: 1° à un nouveau tirage↩
de « DU DE CHEZ SWANN » ; 2° à l'édition du second volume de « A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU », qui m'avait été concédée
par traité.5
Sur ce point, je ne veux pas faire état seulement du↩
manque à gagner que ce double renoncement me cause, manque à↩
gagner évaluable à plusieurs milliers de francs: mais aussi et↩
surtout de cette sorte de désaveu dont le public croira faci-↩
lement que j'ai été l'objet, puisque je cesse brusquement d'ê-↩
tre votre éditeur.
Je vous propose comme solution la plus amicale : de↩
signer avec vous un accord d'après lequel je renoncerais à toute↩
indemnité contre le simple renoncement par vous, aux droits↩
infiniment moins élevés qui vous sont dus.
Ce serait, comme vous le voyez un accord très simple↩
qui présenterait le grand avantage de mettre fin à une question↩
embrouillée, sans que vous ayez à en peser les éléments comple-↩
xes, et sans que vous ayez à débourser la moindre somme. Je↩
vous demanderai seulement, sans qu'il soit besoin que nous l'in-↩
sérions dans un traité quelconque, et votre simple parole me↩
suffisant, l'engagement amical que tout ce qu'il vous sera↩
possible de me donner, dans l'effort que j'entreprends6, vous↩
voudrez bien me le donner.
Je ne crois pas pouvoir mieux vous fournir, mon cher↩
ami, la preuve de la peine que j'ai ressentie de ne plus être↩
votre éditeur, et mon ardent désir de raccrocher sur une base↩
possible une collaboration entre nous. Je serais heureux que↩
vous y souscriviez d'élan.
2
En ce qui concerne cette collaboration, je vous re-↩
mercie de tout coeur de ce que vous me dites. En somme, il y a↩
avec vous, deux choses possible :
1° Publier de vous des extraits de « DU COTE DE GUER-↩
MANTES ». Sur ce point, auriez-vous la très grande gentillesse↩
de m'envoyer les épreuves des parties inédites de cet ouvrage7,↩
afin que je me rende compte si des fragments sont détachables↩
et que je me mette éventuellement en rapport avec vous pour↩
les choisir.
2° Publier de vous des articles ou chroniques sur↩
les sujets indiqués. — Sur ce point tout est possible. Sans↩
doute, nous n'avons pas à proprement parler de rubrique, c'est-↩
à-dire que chaque question n'est pas traitée dans chacun des↩
numéros, et nous n'avons pas un auteur pour chaque question.↩
Nous n'avons pas plus de rubrique qu'il n'y en a dans la « Revue↩
de Paris ». Mais je serais très heureux de publier de vous↩
ce que vous voudrez, et par exemple, un ou des articles sur la↩
MUSIQUE, ou un article sur la VIE INTERIEURE, ou un article sur↩
la SOLITUDE. — Je tiens seulement à ce que vous me donniez des↩
choses qui vous soient très chères. Je vous promets de mon↩
côté de les mettre en valeur et de leur assurer la grande dif-↩
fusion qu'elles méritent.
Vous savez, mon cher Proust, qu'avec notre revue,↩
nous voudrions atteindre le très grand public. DUPUY8 avait↩
d'ailleurs songé à un premier tirage de deux cent mille. Nous↩
allons maintenant vers le tirage d'origine à TROIS CENT MILLE.↩
C'est donc une grosse partie que nous jouons. Nous voulons nous↩
rendre compte s'il y a un public en France, pour les lectures↩
de très haute qualité, qui ne tireraient pas leur attrait de↩
l'actualité immédiate.
Notre revue sera ainsi pour vous un magnifique ter-↩
rain d'expérience sur le grand public. Je serais vraiment heu-↩
reux qu'il vous tentât.
Votre idée de demander quelque chose à Lucien DAUDET↩
est excellente. Voulez-vous le prier de venir me voir le plus↩
tôt possible9 ?
A bientôt, mon cher Proust, et croyez-moi très sincè-↩
rement votre ami.
Bernard Grasset