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Pardonne-moi de n'avoir↩
pas répondu plus tôt à ta lettre2.↩
J'ai eu beaucoup de souffrances ↩
physiques et morales. Je fais bien ↩
des vœux pour toi, en ces jours pour-↩
tant si tristes qui nous rappellent que ↩
les années reviennent chargées des ↩
mêmes beautés naturelles, mais sans ↩
ramener avec elles les êtres. Hélas en ↩
1916 il y aura des violettes, ↩
des fleurs de pommier, avant ↩
cela des fleurs de givre, mais il↩
n'y aura plus Bertrand3.
Je ne t'écris pas plus longuement ↩
parceque je suis très fatigué et ↩
je t'envoie toutes mes amitiés que ↩
je te prie de dire aussi à ↩
Emmanuel, s'il est auprès de ↩
toi
M. Carp4 est-il de mauvaise sou-↩
che comme Marghiloman5 et Take ↩
Jonesco6, ou de bonne comme Filippesco7↩
(je veux dire comme famille, puisque
comme opinion je sais que c'est le plus ↩
endurci des bochophiles. — Et comme intelli-↩
gence, où le places-tu ? — . J'ai plus foi ↩
que jamais dans notre victoire. Mais je trouve ↩
que certains arguments demanderaient à être ↩
rajeunis ou perfectionnés. L'argument de ↩
la forteresse8 par exemple est vrai, mais en ↩
raison inverse de la grandeur de la forteresse. ↩
Comme en multipliant indéfiniment les côtés d'un ↩
polygone, on le voit se confondre avec la
circonférence, suppose (horresco referens↩
– (« horresco » très roumain)) que les Boches ce qu'↩
à Dieu ne plaise conquièrent toute la terre, ils ↩
seraient dans une forteresse, mais y seraient à l'↩
aise. Actuellement je trouve leur forteresse ↩
un peu vaste pour mon goût. Je crois que plus ↩
tôt on pourra en retrancher la Pologne etc etc, ↩
plus l'argument deviendra topique et mieux ce↩
sera. Tibi.
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1
Mon cher Antoine
Pardonne-moi de n'avoir pas répondu plus tôt à ta lettre2. J'ai eu beaucoup de souffrances physiques et morales. Je fais bien des vœux pour toi, en ces jours pourtant si tristes qui nous rappellent que les années reviennent chargées des mêmes beautés naturelles, mais sans ramener avec elles les êtres. Hélas en
1916 il y aura des violettes, des fleurs de pommier, avant cela des fleurs de givre, mais il n'y aura plus Bertrand3.
Je ne t'écris pas plus longuement parce que je suis très fatigué et je t'envoie toutes mes amitiés que je te prie de dire aussi à Emmanuel, s'il est auprès de toi.
Marcel Proust
M. Carp4 est-il de mauvaise souche comme Marghiloman5 et Take Jonesco6, ou de bonne comme Filipesco7 (je veux dire comme famille, puisque
comme opinion je sais que c'est le plus endurci des bochophiles). — Et comme intelligence, où le places-tu ?
J'ai plus foi que jamais dans notre victoire. Mais je trouve que certains arguments demanderaient à être rajeunis ou perfectionnés. L'argument de la forteresse8 par exemple est vrai, mais en raison inverse de la grandeur de la forteresse. Comme en multipliant indéfiniment les côtés d'un polygone, on le voit se confondre avec la
circonférence, suppose (horresco referens – « horresco » très roumain) que les Boches ce qu'à Dieu ne plaise conquièrent toute la terre, ils seraient dans une forteresse, mais y seraient à l'aise. Actuellement je trouve leur forteresse un peu vaste pour mon goût. Je crois que plus tôt on pourra en retrancher la Pologne etc. etc., plus l'argument deviendra topique et mieux ce sera. Tibi.
MP.
- 1.
- Le papier de l'original est identique à
celui d'une lettre à Frédéric de Madrazo datée de [vers la fin de décembre 1915]
(CP 03049 ; Kolb, XIV,
n° 161). Les « vœux » que Proust exprime pour l'année 1916 avaient amené Philip Kolb
à situer cette lettre vers le début de janvier 1916. Or la mention, dans une même
phrase du post-scriptum, de plusieurs hommes politiques
roumains (MM. Carp, Marghiloman, Take Ionesco, Filipesco) semble influencée par la
lecture d'un article du Figaro du 4 janvier 1916 sur la
Roumanie qui mentionne exactement ces quatre noms, alors que les autres journaux
parlent peu de la Roumanie à cette période, le pays étant resté neutre (voir
ci-après les notes 4, 6, et 7). Il est donc possible de dater cette lettre du [mardi
4 janvier 1916]. [FL]
- 2.
- Lettre non retrouvée. [FP]
- 3.
- C'est apparemment le dimanche 28
février 1915 qu'Antoine Bibesco avait rendu visite à Proust pour lui apprendre la
mort de Bertrand de Fénelon : voir la lettre de Proust à Louis de Robert [et non
Louis d'Albufera] du [début ? mars 1915] (CP
02921 ; Kolb, XIV, nº 32 ;
Lettres, nº 401). La nouvelle avait été confirmée dans
Le Figaro du samedi 13 mars 1915 (« Le
Monde & la Ville : Deuil », p. 3). [PK, FL, FP]
- 4.
- Petre [Pierre] Carp (1837-1919),
homme d'État et publiciste roumain, était le fondateur du Pays
roumain, journal dirigé contre les libéraux. Il fut ministre, deux
fois chef du conseil, en 1901 et 1911. En 1914, dès le début de la guerre, il
s'efforça de pousser la Roumanie à participer au conflit du côté des Empires
centraux (Parlamentul Romîn, II, 334-335 ; Larousse
du XXe siècle (1928-1933), vol. II, p. 8 ; voir
aussi l'article
Wikipedia très détaillé à son sujet [en anglais]). Le
Figaro du 4 janvier 1916, dans un article faisant le point sur la
situation politique de la Roumanie (« La Roumanie », p. 2), souligne que MM. Carp, Marghiloman, et
leurs partisans, plaident en faveur de la neutralité pour dissimuler leur
germanophilie. [PK, FP, FL]
- 5.
- Alexandru [Alexandre] Marghiloman
(1854-1925), membre du parti conservateur de Roumanie, était germanophile. Au début
du conflit, il soutint la neutralité. Après l'entrée en guerre de la Roumanie aux
côtés de l'Entente en mai 1916, lorsque ses défaites militaires face à l'Allemagne
forcèrent la Roumanie à capituler, le roi Ferdinand I nomma Marghiloman premier
ministre en mars 1918 pour négocier une paix séparée avec l'Allemagne, espérant
qu'un ministre germanophile obtiendrait des conditions plus favorables. Il n'en fut
rien, le traité de paix ne fut pas ratifié par les représentants roumains, et le
gouvernement Marghiloman fut démis en octobre 1918. [PK, FL]
- 6.
- Take Ionescu [Ionesco] (1858-1922),
avocat et homme d'État roumain, député, ancien ministre, était certes originaire
d'un milieu modeste mais avait fait des études supérieures à Paris et épousé une
Anglaise. Francophile, il avait fait campagne en 1914 contre les germanophiles (voir
l'article
Wikipedia très détaillé à son sujet [en anglais]). Le
Figaro du 4 janvier 1916 (« La Roumanie », p. 2) insiste sur l'ardent désir des leaders
d'opposition, dont Take Ionesco, de rejoindre l'Entente et déplore la décision du
gouvernement roumain de maintenir sa neutralité. L'orthographe de Proust
(« Jonesco ») correspond à la francisation de son nom dans la presse de
l'époque. [PK, FP, FL]
- 7.
- Nicolae Filipescu [Nicolas
Filipesco] (1862-1916), homme d'État et écrivain politique roumain, ancien député,
ancien ministre. Il fonda la ligue de l'Action nationale, qui prépara l'intervention
roumaine dans la guerre aux côtés de l'Entente. Dans l'article du
Figaro que Proust a pu lire le 4 janvier 1916
(« La
Roumanie », p. 2) , il est mentionné, avec Take Jonescu, parmi
les leaders politiques favorables à cette entrée en guerre. Voir aussi son éloge
dans l'annonce nécrologique du Figaro du 16 octobre 1916
(« Mort de
M. Filipesco », p. 1). [PK, FP, FL]
- 8.
- La comparaison de l'Allemagne et
l'Autriche-Hongrie à « une forteresse assiégée » circule largement dans la presse de
1915 : voir par exemple Le Temps du 2 avril 1915, p. 4 : «
Les difficultés économiques en Allemagne et en Autriche » ; ou
Le Temps du 12 décembre 1915, p. 2 : « Le discours du chancelier impérial ». [FP]