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A Madame Scheikevitch
Madame, vous voulez savoir ce que↩
Me Swann est devenue en vieillissant.↩
C'est assez difficile à vous résumer. Je peux ↩
vous dire qu'elle est devenue plus belle :↩
« Cela tenait surtout à ce qu'arrivée au ↩
« milieu de la vie, Odette s'était enfin découvert, ↩
« ou inventé, une physionomie personnelle, un « ↩
« caractère » ×××immuable, un « genre » de beauté ; et sur ↩
« ses traits décousus – qui pendant si longtemps, ↩
« livrés aux caprices hasardeux et impuissants de ↩
« la chair, prenant, à la moindre fatigue, des an-↩
« nées pour un instant, une sorte de vieillesse ↩
« passagère, lui avaient composé tant bien que ↩
« mal, selon son humeur et selon sa mine, un ↩
« visage épars, journalier, informe et charmant ↩
« – elleelle avait appliqué ce type fixe comme une ↩
« jeunesse immortelle2 ». ↩
Vous verrez sa société se renouveler3 ; pourtant ↩
(sans en savoir la raison qu'à la fin) vous y ↩
retrouverez toujours Me Cottard4 qui échangera
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avec Me Swann des propos comme ceux-ci : ↩
« Vous me semblez bien belle dit Odette à ↩
Me Cottard. Redfern fecit5 ? » ↩
« Non vous savez que je suis une fidèle de ↩
Rautnitz6. » Du reste c'est un retapage. » ↩
« Hé bien, cela a un chic ! » ↩
« Combien croyez vous ? » « Non, changez le ↩
premier chiffre7 » « Oh ! c'est très mal vous ↩
donnez le signal du départ, je vois que je n'ai ↩
pas de succès avec mon thé. » Prenez donc encore un ↩
peu de ces petites saletés là, c'est très bon8 ».↩
— . ↩
Mais j'aimerais mieux vous présenter les ↩
personnages que vous ne connaissez pas ↩
encore, celui surtout qui joue le plus ↩
grand rôle et amène la péripétie9, Alber-↩
tine. Vous la verrez quand elle n'est encore qu'une ↩
« jeune fille en fleurs » à l'ombre de laquelle je ↩
passe de si bonnes heures à Balbec10. Puis ↩
quand je la soupçonne sur des riens, et pour ↩
des riens aussi lui rends ma confiance – « car c'est
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le propre de l'amour de nous rendre à la fois ↩
plus défiant et plus crédule11 ». — J'aurais dû en ↩
rester là. « La sagesse eût été de considérer avec curiosité, ↩
« de posséder avec délices cette petite parcelle de bonheur ↩
« à défaut de laquelle je serais mort sans avoir ↩
« jamais soupçonné ce que le bonheur peut être pour des ↩
« cœurs moins difficiles ou plus favorisés. J'aurais du↩
« partir, m'enfermer dans la solitude, y rester en ↩
« harmonie avec la voix que j'avais su rendre un instant ↩
« amoureuse et à qui je n'aurais dû plus rien demander ↩
« que de ne plus s'adresser à moi, de peur que par ↩
« une parole nouvelle qui ne pouvait plus être que ↩
« différente, elle vint blesser d'une dissonance le silen-↩
« ce sensitif où, comme grâce à quelque pédale, ↩
« aurait pu survivre la tonalité du bonheur12. » Du ↩
reste peu à peu je me fatigue d'elle, le projet de l'↩
épouser ne me plaît plus ; quand, un soir, au ↩
retour d'un de ces dîners chez « les Verdurin à la ↩
campagne » où vous connaîtrez enfin la personnalité ↩
véritable de M. de Charlus13, elle me dit en ↩
me disant bonsoir que l'amie d'enfance dont elle ↩
m'a souvent parlé, et avec qui elle entretient ↩
encore de si affectueuses relations, c'est ↩
Mlle Vinteuil. » Vous verrez la terrible nuit que ↩
je passe alors, à la fin de laquelle je viens en pleurant
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demander à ma mère la permission de me fiancer à Al-↩
bertine14. Puis vous verrez notre vie commune pendant ces ↩
longues fiançailles, l'esclavage auquel ma jalousie ↩
la réduit, et qui, réussissant à calmer ma jalousie, ↩
fait évanouir, du moins je le crois, mon désir de ↩
l'épouser15. Mais un jour si beau que pensant à toutes ↩
les femmes qui passent, à tous les voyages que je ↩
pourrais faire, je veux demander à Albertine de nous ↩
quitter, Françoise en entrant chez moi me remet ↩
une lettre de ma fiancée qui s'est décidée à ↩
rompre avec moi et est partie depuis le matin. ↩
C'était ce que je croyais désirer ! et je souffrais tant que ↩
j'étais obligé de me promettre à moi-même qu'on trouverait ↩
d'ici le soir un moyen de la faire revenir16. « J'avais ↩
« cru tout à l'heure que c'était ce que je désirais. En voyant ↩
« combien je m'étais trompé, je compris combien la souffran-↩
« ce est va plus loin en psychologie que le meilleur psycho-↩
« logue, et que la connaissance des éléments composants ↩
« de notre âme, nous est donnée non par les plus fines perceptions de notre intelligence↩
↩
« mais – dure, éclatante, étrange comme un sel soudain↩
« cristallisé – par la brusque réaction de la douleur17. »↩
Les jours suivants je peux à peine faire quelques pas dans↩
ma chambre, « je tâchais de ne pas frôler les chaises, de↩
ne pas apercevoir le piano, ni aucun des objets dont elle↩
avait usé et qui tous, dans le langage particulier que leur↩
avaient fait mes souvenirs, semblaient vouloir me↩
traduire à nouveau son départ. Je tombai dans un fauteuil, je↩
n'y pus rester, c'est que je ne m'y étais encore assis que↩
quand elle était encore là ; et ainsi il y à chaque instant↩
il y avait quelqu'un des innombrables et humbles moi qui nous
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composent, à qui il fallait notifier son départ, à qui il fallait faire ↩
écouter ces mots inconnus pour euxlui : « Albertine est ↩
partie18. » Et ainsi pour chaque acte, si minime qu'il fut, ↩
qui auparavant baignait dans l'atmosphère de sa présence, ↩
il me fallait, à nouveaux frais, avec la même douleur, ↩
recommencer l'apprentissage de la séparation. Puis ↩
la concurrence des autres formes de la vie.... Dès que je ↩
m'en aperçus je sentis une terreur panique. Ce calme que je ↩
venais de goûter, c'était la première apparition de cette grande force intermittente ↩
qui allait lutter contre la douleur, contre l'amour et finirait ↩
par en avoir raison19. » Il s'agit de l'oubli mais la page ↩
est déjà à demi couverte et je suis obligé de passer tout cela ↩
si je veux vous dire la fin. Albertine ne revient pas, j'en ↩
arrive à souhaiter sa mort pour qu'elle ne soit pas à d'↩
autres. « Comment Swann avait-il pu croire jadis que ↩
si Odette périssait victime d'un accident, il eut↩
retrouvé sinon le bonheur, du moins le calme par la ↩
suppression de la souffrance. La suppression de la ↩
souffrance ! Ai-je vraiment pu le croire, croire que ↩
la mort ne fait que biffer ce qui existe20. » J'apprends la ↩
mort d'Albertine. — . Pour que la mort d'Albertine eut↩
pu supprimer mes souffrances, il eut fallu que le choc l'eut↩
tuée non seulement hors de moi comme il avait fait, mais en moi. ↩
Jamais elle n'y avait été plus vivante. Pour entrer en nous, un ↩
être est obligé de prendre la forme, de se plier au cadre du Temps ; ↩
ne nous apparaissant que par minutes successives, il n'a ↩
jamais pu nous livrer de lui qu'un seul aspect à la fois, ↩
nous débiter de lui qu'une seule photographie. Grande faiblesse sans ↩
doute pour un être de ne consister qu'en une collection de moments ; ↩
grande force aussi : car il relève de la mémoire et la mémoire d'un
T.S.V.P.
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certain moment n'est pas instruite de ce qui s'est passé↩
depuis ; le moment qu'elle a enregistré dure encore et avec ↩
lui vit l'être qui s'y profilait. Émiettement d'ailleurs ↩
qui ne fait pas seulement vivre la morte mais la multi↩
plie. Quand j'étais arrivé à supporter le chagrin d'↩
avoir perdu une de ces Albertine, tout était à recom↩
mencer avec une autre, avec cent autres. Alors ce qui ↩
avait fait jusque là la douceur de ma vie, la perpétuelle ↩
renaissance des moments anciens, en devint le supplice21.↩
(Diverses heures, saisons,) J'attends que l'été finisse, puis l'↩
automne. Mais les premières gelées me rappellent d'autres souvenirs ↩
si cruels, qu'alors, comme un malade (qui se place lui au pt de ↩
vue de son corps, de sa poitrine et de sa toux, mais moi ↩
moralement) je sentis ce que j'avais encore le plus à redouter pour ↩
mon chagrin, pour mon cœur, c'était le retour de l'↩
hiver. Lié à toutes les saisons, pour que je perdisse le ↩
souvenir d'Albertine, il aurait fallu que je les oubliasse ↩
toutes, quitte à les réapprendre comme un hémiplégique qui ↩
rapprend à lire. Seule une véritable mort de moi-même m'eut↩
consolé de la sienne. Mais la mort de soi-même n'est pas ↩
chose si extraordinaire, elle se consomme malgré nous ↩
chaque jour22. — . Puisque rien qu'en pensant à elle, je ↩
la ressuscitais, ses trahisons ne pouvaient jamais être celles ↩
d'une morte ; l'instant où elle les avait commettaitises, devenait l'↩
instant actuel non pas seulement pour elle mais pour celui ↩
de mes « moi » évoqués, qui la contemplais. De sorte qu'aucun ↩
anachronisme ne pourrait jamais séparer le couple
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indissoluble où à chaque nouvelle coupable, ↩
s'appariait aussitôt un jaloux toujours ↩
contemporain23. Après tout, il n'est pas plus ↩
absurde de regretter qu'une morte ignore qu'elle ↩
n'a pas réussi à nous tromper, que de désirer que↩
dans 200 ans notre nom soit connu. Ce que ↩
nous sentons existe seul pour nous, nous le projetons ↩
dans le passé, dans l'avenir, sans nous laisser ↩
arrêter par les barrières fictives de la mort24. — . ↩
Et quand mes grands souvenirs ne me le a rappelèrent↩
plus, de petites choses insignifiantes eurent ce pouvoir. ↩
Car les souvenirs d'amour ne font pas exception aux lois ↩
générales de la mémoire elle-même régie par l'Habitude ↩
laquelle affaiblit tout. Et ainsi ce qui nous rappelle le ↩
mieux un être, c'est justement ce que nous avions oublié ↩
parce que c'était sans importance25. — . Je commençai à subir ↩
peu à peu la force de l'oubli, ce puissant instrument d'↩
adaptation à la réalité, destructeur en nous de ce passé ↩
survivant qui est en constante contradiction avec elle. ↩
Non pas que je n'aimasse plus Albertine. Mais déjà je ne l'aimais ↩
plus comme dans les derniers temps mais comme en des jours plus ↩
anciens de notre amour. Avant de l'oublier tout à fait, il me fau-↩
drait, comme un voyageur qui revient par la même route, au point ↩
d'où il est parti, avant d'atteindre à l'indifférence initiale ↩
traverser en sens inverse tous les sentiments par lesquels j'↩
avais passés. Mais ces étapes ne nous semblent pas immobiles. Tandis que ↩
l'on est arrêté à l'une d'elles, on a l'illusion que le train repart ↩
dans le sens du lieu d'où l'on vient comme on avait fait la 1re fois. ↩
Telle est la cruauté du souvenir26 — . Albertine n'aurait rien pu me reprocher↩
On ne peut être fidèle qu'à ce dont on se souvient, on ne peut se
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souvenir que de ce qu'on a connu. Mon moi nouveau ↩
tandis qu'il grandissait à l'ombre de l'ancien qui ↩
mourait avait souvent entendu celui-ci parler ↩
d'Albertine. A travers les récits du moribond, il ↩
croyait la connaître, l'aimer. Mais ce n'était qu'une ↩
↩
↩
↩
↩
↩
tendresse de seconde main27. — Comme certains bonheurs, ↩
il y a des malheurs qui nous arrivent trop tard, quand ils ne ↩
peuvent plus prendre en nous la grandeur que plus tôt ils auraient ↩
eu28. Quand j'appris cela j'étais déjà consolé. Et il n'y avait pas lieu ↩
d'en être étonné. Le regret est bien un mal physique, mais entre ↩
les maux physiques, il faut distinguer ceux qui n'agissent sur le ↩
corps que par l'intermédiaire de la mémoire. Dans le dernier cas le ↩
pronostic est généralement favorable. Au bout de quelque temps un malade ↩
atteint de cancer sera mort. Il est bien rare qu'un veuf inconsolable au bout ↩
du même temps ne soit pas guéri29. — .
Hélas Madame le papier me manque au↩
moment où ça allait devenir pas trop mal !
Votre Marcel Proust