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Je suis bien en retard pour vous ↩
répondre1. Si en retard que je ↩
craignais que mon mot ne vous ↩
trouve plus à Belley2. Mais Céline3↩
me dit de risquer tout de même. ↩
Si je suis si en retard ce n'est pas ↩
ma faute. Chagrins et ennuis n'↩
ont pas cessé. Je vous avais parlé de ↩
mes jeunes cousins Mayer4 qui étaient↩
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depuis le début sur le front. Le plus ↩
jeune a été tué5 et j'ai dû tâcher ↩
d'être un peu auprès de la pauvre ↩
mère6 qui s'attend au même sort ↩
pour les autres. D'autre part, ce ↩
qu'on ne prévoyait pas, la liquida-↩
tion de la Bourse qu'on croyait ↩
remise après la guerre, quand les ↩
valeurs auraient un peu remonté ↩
a eu lieu fin Septembre7. On a ↩
dix mois pour payer8. Mais pour ↩
payer 150 mille francs, encore
faut-il trouver 15 mille francs chaque ↩
mois et comme dit le proverbe cela ne ↩
se trouve pas sous le pas d'un cheval. Heu-↩
reusement que pour ce qui concerne mon ↩
avance sur titres, la liquidation ne joue ↩
pas, et le moratorium en retarde le ↩
remboursement. Mais le moratorium lui-↩
même peut finir prochainement ! Je suis ↩
sûr que en dehors même des conséquences ↩
pour vous et nos alliés, vous compatissez ↩
aux souffrances inouïes des Serbes9. Les massacres
de Belgique étaient un jeu d'enfants auprès de ↩
ce qui se passe en Serbie. Ce ne sont pas seulement ↩
les soldats, mais les civils, tout le monde qui ↩
est exterminé. Evidemment, quand il ne ↩
restera plus un Serbe en Serbie, les Bulgares ↩
auront beau jeu à prétendre qu'il n'y a en ↩
Serbie que des populations bulgares qu'ils doivent ↩
donc annexer. On frémit en pendant que des ↩
êtres humains se livrent sur d'autres êtres humains ↩
à une férocité pareille.
J'espère que vous ↩
êtes tout à fait guéri et que j'aurai bientôt ↩
le plaisir de vous serrer la main10 Votre dévoué
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22 Sepoctobre 1915
Mon cher Nicolas
Je suis bien en retard pour vous répondre1. Si en retard que je craignais que mon mot ne vous trouve plus à Belley2. Mais Céline3 me dit de risquer tout de même. Si je suis si en retard ce n'est pas ma faute. Chagrins et ennuis n' ont pas cessé. Je vous avais parlé de mes jeunes cousins Mayer4 qui étaient
depuis le début sur le front. Le plus jeune a été tué5 et j'ai dû tâcher d'être un peu auprès de la pauvre mère6 qui s'attend au même sort pour les autres. D'autre part, ce qu'on ne prévoyait pas, la liquidation de la Bourse qu'on croyait remise après la guerre, quand les valeurs auraient un peu remonté a eu lieu fin septembre7. On a dix mois pour payer8. Mais pour payer cent cinquante mille francs, encore
faut-il trouver quinze mille francs chaque mois et comme dit le proverbe cela ne se trouve pas sous le pas d'un cheval. Heureusement que pour ce qui concerne mon avance sur titres, la liquidation ne joue pas, et le moratorium en retarde le remboursement. Mais le moratorium lui- même peut finir prochainement ! Je suis sûr que en dehors même des conséquences pour vous et nos alliés, vous compatissez aux souffrances inouïes des Serbes9. Les massacres
de Belgique étaient un jeu d'enfants auprès de ce qui se passe en Serbie. Ce ne sont pas seulement les soldats, mais les civils, tout le monde qui est exterminé. Evidemment, quand il ne restera plus un Serbe en Serbie, les Bulgares auront beau jeu à prétendre qu'il n'y a en Serbie que des populations bulgares qu'ils doivent donc annexer. On frémit en pendant que des êtres humains se livrent sur d'autres êtres humains à une férocité pareille.
J'espère que vous êtes tout à fait guéri et que j'aurai bientôt le plaisir de vous serrer la main10. Votre dévoué
Marcel Proust
- 1.
- La lettre de Nicolas Cottin n'a pas
été retrouvée. Nicolas Cottin (voir son portrait photographique par
Paul Nadar en 1914) avait été le valet de chambre de Proust, et
occasionnellement son secrétaire, jusqu'en 1914. (Voir sa notice biographique
sous l'entrée « Cottin ».) [FP, PW, FL]
- 2.
- Cottin avait été mobilisé à la
mi-août 1914. En décembre 1914, Proust écrit à l'ancienne femme de chambre de sa
mère, Eugénie Lémel : « Nicolas est dans l'est, je ne sais au juste où » (CP 05416 ; BPRS, p. 105 et
350, n° 59). Puis Proust note, dans son Carnet 4, f. 38 r., l'adresse exacte où se trouvait Cottin
depuis juillet 1915 : « Nicolas Hopital
Militaire Auxiliaire nº 16
Belley Ain ». [PK, FP, PW]
- 3.
- Céline Pagnon, l'épouse de Nicolas
Cottin, qui avait été employée par Proust comme cuisinière. (Voir les informations
biographiques la concernant à l'entrée « Cottin
».) [PW, FL]
- 4.
-
Daniel Émile Mayer
(cousin germain de Mme Proust) et son épouse avaient trois fils : Charles (né en
1883), Maurice (né en 1884) et Jacques (né en 1886). [PK, FL]
- 5.
- Benjamin
Jacques Daniel Mayer fut tué en Artois le 25 septembre 1915
(décès annoncé dans Le Figaro du 6 octobre 1915, p. 4, «
Deuil », 6e colonne, et dans Le
Temps (journal du soir) du 6 octobre, p. 3, « Nécrologie ». Voir aussi sa fiche militaire). [PK, FP, PW, FL]
- 6.
- Proust fit une visite de condoléances à
Mme Daniel Mayer le 5 octobre (Kolb, XIV, « Chronologie 1915 »,
p. 19). [PK, PW]
- 7.
- Voir la lettre de Proust à Lionel Hauser
de la [mi-septembre 1915] (CP 03000 ;
Kolb, XIV, nº 112). Un décret a été promulgué le 16
septembre 1915 « en vue d'assurer dans les Bourses de valeurs la liquidation des
engagements à terme restée en suspens depuis fin juillet 1914 » (« La liquidation à la Bourse », Le Temps, 17
juillet 1915, p. 3, « Nouvelles du jour »). [PK, FP]
- 8.
- « Les différences dues à la
suite de la liquidation qui aura lieu à la fin du présent mois seront payables, à
savoir : 10 % le jour des règlements de ladite liquidation, et 10 % les jours des
règlements des liquidations de fin octobre 1915 à fin juin 1916. » (« La liquidation à la
Bourse », Le Temps, 17 juillet 1915, p. 3, «
Nouvelles du jour ».) Voir aussi les précisions données à la rubrique «
Semaine financière » dans Le Temps du 20
septembre 1915, p. 3 : « ce règlement des différences […] se fera en dix portions
mensuelles à partir de la prochaine liquidation, la première portion devant être
versée en même temps que les intérêts moratoires. » – Selon les souvenirs de Céline
Cottin, Proust aimait discuter de la Bourse avec Nicolas : « Quand ils n’étaient pas
d’accord, Monsieur disait : "Nous ne sommes pas du même avis !" Et ça s’arrêtait
net. » (Propos recueillis par Paul Guth, « À l'ombre de Marcel Proust »,
Le Figaro littéraire, 25 septembre 1954, p.
4.) [PK, FP, PW, FL]
- 9.
- Proust a pu lire les nouvelles
relatives aux « Fronts serbes » dans Le Temps du 19 octobre
1915 («L'héroïque résistance serbe », p. 4, 1ère
colonne : « On signale les atrocités inouïes commises par les troupes ennemies sur
la population civile sur tous les fronts », ), Le Temps du 21
octobre 1915 (« La ruée sur la Serbie », p. 2, 1ère
colonne), ainsi que dans Le Figaro du 22 octobre («
L'héroïsme serbe » : « la campagne serbe revêt un caractère de
plus en plus terrible : les femmes et les enfants mêmes ont pris les armes contre
les envahisseurs. Aucun Serbe n'est fait prisonnier par les Austro-Allemands », p.
1, 5e colonne). [PK, FP, FL]
- 10.
- Nicolas Cottin souffrait alors
d'une pleurésie contractée à la guerre. En juillet 1915, Proust était rassuré qu'il
soit à l'hôpital, donc « à l'abri », et pensait qu'il serait « vite remis » (voir la
lettre à Céline Cottin du [début juillet 1915] : CP
02972 ; Kolb, XIV, n° 83). Mais Cottin mourra le 4
juillet 1916 à l'hôpital Saint-Antoine à Paris (voir sa fiche militaire et la lettre de Proust à Lionel Hauser du 4
juillet 1916, CP 03152 ; Kolb, XV, nº
88). [FP, PW, FL]