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102 bd Haussmann↩
Cher Monsieur
J'aimerais bien avoir de↩
vos nouvelles. La dernière↩
fois Madame Foucart à qui↩
j'avais écrit n'a pu m'en↩
donner. Madame d'Alton↩
ne m'a pas répondu. Et↩
comme cette année je n'irai↩
sans doute pas à Cabourg (je
vais d'ailleurs être sans doute↩
mobilisé2) je resterai, si vous ne↩
m'écrivez pas, sans rien savoir↩
de vous, à qui je pense à peu↩
près tous les jours. Je sais la↩
belle résolution que vous avez↩
prise, avec quelle vaillance↩
vous l'avez soutenue. Que j'↩
aurais aimé, comme l'a pu↩
Bertrand, vous voir dans
votre uniforme où vous devez être si charmant↩
et qui doit s'assortir si bien à la couleur↩
de vos yeux. Les bretonnes doivent mur-↩
murer en vous voyant (si vous êtes toujours↩
en Bretagne : « Il est un bleu dont je meurs ↩
Parcequ'il est dans les prunelles »3.↩
Hélas il y a q. q. chose d'autre dont je meurs↩
c'est de la guerre ! Deux amis tendrement↩
aimés dont le premier était pour moi un
véritable frère, Bertrand de Fénelon et Robert ↩
d'Humières sont morts de la façon la plus↩
affreuse4. Je les nomme seuls parce qu'ils étaient↩
les préférés, mais combien j'ai perdu de↩
parents, d'amis. Et puis maintenant on↩
aime même ceux qu'on ne connaît pas, on↩
aime tout ce qui se bat, on pleure tout ce↩
qui tombe ! Quand j'ai vu Madame d'Alton↩
à Cabourg5, je me plaignais parce que je venais d'↩
être ruiné. Que je voudrais l'avoir toujours été et
qu'un être comme Bertrand de↩
Fénelon fut vivant. Et vous avez↩
peut'etre su qu'avant, mon pauvre↩
Agostinelli que j'aimais tant↩
et dont je resterai toujours inconsolable↩
s'était tué en aeroplane, noyé↩
dans la Méditerranée6. Mon ami↩
Reynaldo est en Argonne7, mon frère↩
à Arras ; mon frère a été cité à↩
l'ordre du jour de l'armée et↩
décoré8 et en effet depuis le 1er jour↩
il n'a cessé de montrer un grand↩
courage mais je suis souvent très↩
inquiet. J'ai passé un mois à
Cabourg9 et au milieu des angoisses↩
de la guerre, on a trouvé le moyen↩
, sans pourtant qu'on puisse imagi-↩
ner où s'en trouvait la matière,↩
de faire d'invraisemblables potins.↩
Cela m'a fait prendre cette plage↩
en horreur d'autant plus que des↩
personnes pour qui je n'ai que↩
respect et qu'affection les ont↩
largement propagés. (ceci entre nous deux n'est-ce pas, car vous↩
risqueriez de commettre une complète erreur) ↩
tandis que↩
quand nous causerons ensemble je pourrai peut'être vs↩
être bien utile)J'en reste↩
ulcéré. Mais cette tristesse↩
est bien peu de chose auprès
de toutes les autres. Nuit et jour on↩
pense à la guerre, peut'etre plus doulou-↩
reusement encore quand comme moi on↩
ne la fait pas. Même si l'on pense à↩
autre chose, même si l'on dort, cette↩
souffrance ne cesse pas comme ces nevralgies↩
qu'on perçoit dans le sommeil. Je tâche de↩
comprendre les opérations du mieux que je↩
peux, c'est à dire guère. Je m'ingurgite↩
chaque jour tout ce que les critiques militaires
francais ou génevois pensent de la guerre. Ai-↩
je besoin de vous dire que ce n'est jamais sans↩
adresser une pensée pleine de tendre respect↩
à l'homme de grand cœur et de charmant↩
esprit qui voulait bien causer avec moi↩
armée et stratégie dans le Casino de↩
Cabourg. Depuis cet homme là a réalisé son↩
rêve en redevenant officier. Je l'admire, je↩
l'envie ; mais je voudrais bien savoir comment il↩
va !
Et je le prie d'agréer l'hommage de mon↩
affectueux respect
Marcel Proust