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Chère Madame
Mon médecin vient de perdre↩
sa femme dans des circonstances affreuses2.↩
Aussi comme vous me dites ne plus↩
avoir besoin de renseignements sur le↩
Dr. M.3, que par curiosité rétrospective,↩
si vous ne me donnez pas d'ordres↩
différents, j'attendrai un peu pour↩
lui écrire. Mais j'ai écrit il y↩
a q. q. jours à Robert à ce sujet4. J'↩
espère qu'il me répondra quoique il soit↩
en ce moment terriblement occupé, et↩
qu'aussi il n'est plus paraît-il à↩
l'Ambulance de Salvange5 où j'↩
avais adressé la lettre. Mais j'↩
espère qu'on la fera suivre.↩
Je vous remercie infiniment↩
pour Nice, mais hélas il y a↩
bien longtemps que j'ai cessé d'être↩
« invitable ». Mes fumigations↩
incessantes etc ne me permettent pas d'
habiter chez des amis, ou du moins si incommo-↩
dément pour eux que ce serait par choc en retour↩
un supplice pour moi. Il y a deux ans les Clermont ↩
Tonnerre avaient « neutralisé » toute une partie de ↩
Glisolles pour que je puisse y être « chez moi »6 et je↩
n'ai pu m'y décider. Ce qui serait plus possible,↩
ce serait si vous restez à Nice7 et si je ne suis pas↩
mobilisé que j'y loue quelquechose. Si le climat↩
me réussissait peut'être aurais-je la chance d'↩
être un peu moins cloîtré qu'à Paris et alors je↩
pourrais profiter d'être dans la même ville que vous.↩
Sans cela cela ne me servira à rien car ce sera↩
comme à Paris. Du reste il me semble que pour Nice↩
à cause de la fièvre des foins c'est déjà un peu↩
tard. Si j'y allais ce serait avec le secret↩
espoir de pouvoir y vivre tout à fait, au↩
moins pendant un an. Or je crois que cela↩
serait mieux de faire l'essai vers Septembre,↩
quand j'aurais un long temps d'acclimatement↩
avant le Printemps. Si vous pouvez par un mot me↩
donner des nouvelles de Charles vous me ferez bien↩
plaisir. J'aimerais aussi savoir ce que vous↩
pensez de la guerre. J'entends↩
parler de 3 ans. Est-ce vraiment↩
possible ? J'avoue que Charles↩
est une des raisons, mais non la↩
seule, pour quoi une pareille durée↩
de la guerre m'épouvanterait.↩
A moins qu'il n'ait la sagesse de↩
ne pas repartir. Et vraiment↩
ne trouvez-vous pas, ne trouve-↩
t-il pas que c'est impossible↩
qu'il reparte ? Quand j'ai lu l'↩
autre jour le sort de ces malheureux↩
chasseurs alpins sur l'H.Kopf8↩
j'ai eu un terrible serrement de↩
cœur en pensant que Charles↩
aurait pu y être, et j'ai béni↩
les petites complications de sa↩
blessure.↩
Votre respectueux↩
ami
Marcel Proust
Gautier Vignal est plutot↩
comment dirais-je un ami de↩
mon livre que de moi. Vous me↩
comprendriez très mal si vous croyiez↩
que j'entends renier en quoi que ce↩
soit un être qui me semble tout à
fait délicat, sympathique et qui a été↩
si gentil (et est remarquablement intelligent).↩
Mais je veux dire que je le connais peu,↩
depuis peu de temps9. Cela n'empêche pas que↩
nous ne soyions fort en sympathie, j'ai eu en↩
lui le lecteur le plus assidu et le plus↩
compréhensif et il a été à plusieurs reprises↩
serviable et charmant pour moi. Il est bien↩
souffrant, lui aussi.