J'ai été bien ennuyé de savoir que vous aviez été encore souffrant. Avez-vous eu beaucoup de fièvre ? Êtes-vous resté au lit2 ? Et aussi ennuyé de n'avoir pu vous faire signe. La veille du jour où j'ai reçu votre mot3, j'étais sorti pour la première fois depuis extrêmement longtemps (à peu près deux mois et demi4) et j'étais allé au hasard, vers minuit (après l'avoir prévenue), chez Madame Edwards5 ; soirée sur laquelle il y aurait trop à dire pour les dimensions d'une lettre6, mais qui m'avait brisé. Les jours suivants, c'est Céleste (ma seule domestique maintenant) qui était fatiguée, de sorte que je n'ai pu envoyer chez vous. Et puis surtout depuis que j'ai été plus souffrant (ce que vous n'avez sans doute pas su), mes heures sont redevenues plus tardives, et à l'heure où je sais que je pourrais recevoir, je n'oserais pas vous envoyer un mot, et suis sûr en tout cas que vous ne pourriez pas venir ainsi non prévenu d'avance. Mon cher petit, ces détails sont assommants, mais c'est pour que vous sachiez que je n'aime rien autant que vous voir, et que sans l'impossibilité je vous aurais vu. Je me suis consolé en lisant l'éblouissant volume de votre frère, à qui je n'ai pas encore écrit7. Mais on est moins pressé pour les choses qu'on admire que pour les mots de politesse. Je pense que vous avez eu une lettre de moi, à Tours, il y a un mois8. Au fond l'habitude commerciale « J'ai bien reçu votre honorée du » est bien apaisante.
Mon cher petit, je reste muet par pléthore de choses à dire, et puis nous n'entretenons pas « une correspondance ». Alors c'est trop difficile de commencer. Dites-moi quand vous pourrez venir, et laissez-moi vous embrasser tendrement.
J'ai été bien ennuyé de savoir que vous aviez été encore souffrant. Avez-vous eu beaucoup de fièvre ? Êtes-vous resté au lit2 ? Et aussi ennuyé de n'avoir pu vous faire signe. La veille du jour où j'ai reçu votre mot3, j'étais sorti pour la première fois depuis extrêmement longtemps (à peu près deux mois et demi4) et j'étais allé au hasard, vers minuit (après l'avoir prévenue), chez Madame Edwards5 ; soirée sur laquelle il y aurait trop à dire pour les dimensions d'une lettre6, mais qui m'avait brisé. Les jours suivants, c'est Céleste (ma seule domestique maintenant) qui était fatiguée, de sorte que je n'ai pu envoyer chez vous. Et puis surtout depuis que j'ai été plus souffrant (ce que vous n'avez sans doute pas su), mes heures sont redevenues plus tardives, et à l'heure où je sais que je pourrais recevoir, je n'oserais pas vous envoyer un mot, et suis sûr en tout cas que vous ne pourriez pas venir ainsi non prévenu d'avance. Mon cher petit, ces détails sont assommants, mais c'est pour que vous sachiez que je n'aime rien autant que vous voir, et que sans l'impossibilité je vous aurais vu. Je me suis consolé en lisant l'éblouissant volume de votre frère, à qui je n'ai pas encore écrit7. Mais on est moins pressé pour les choses qu'on admire que pour les mots de politesse. Je pense que vous avez eu une lettre de moi, à Tours, il y a un mois8. Au fond l'habitude commerciale « J'ai bien reçu votre honorée du » est bien apaisante.
Mon cher petit, je reste muet par pléthore de choses à dire, et puis nous n'entretenons pas « une correspondance ». Alors c'est trop difficile de commencer. Dites-moi quand vous pourrez venir, et laissez-moi vous embrasser tendrement.
Votre
Marcel
1.
Cette lettre se situe vers la fin de
janvier 1915 : allusions à la maladie du destinataire (voir la note 2), à
« l'éblouissant volume de votre frère » (note 7). Comme elle précède de deux ou
trois jours la lettre suivante à Lucien Daudet et a été envoyée sous la même
enveloppe (voir CP 02905 ;
Kolb, XIV, n° 16), elle doit dater du 30 ou 31 janvier
1915. [PK, FL]
2.
Mme Daudet note dans son
Journal de famille et de guerre 1914-1919 (Paris,
Fasquelle, 1920, p. 84), à la date du dimanche 31 [janvier 1915] : « Le lendemain du
baptême d'Odile, Lucien m'est revenu avec une grosse bronchite, une fatigue
accablée », et elle « redoute le moment où il repartira ». Le baptême d'Odile
Chauvelot ayant eu lieu le vendredi 15 janvier 1915, Lucien était donc rentré malade
à Paris le samedi 16 janvier, et à la date du dimanche 31 il n'était pas encore
reparti pour Tours. [PK, FL]
3.
Billet non retrouvé. Ce « mot » de Lucien
Daudet demandant s'il pouvait venir faire une visite à Proust doit dater du weekend
du 9-10 janvier 1915. En effet, le samedi 16, rentré à Paris avec une bronchite, il
n'aurait pas proposé à Proust d'aller le voir, ni pendant la quinzaine de jours où
il est resté malade. Ce mot ne date pas non plus des quelques jours précédant le
samedi 30 ou le dimanche 31 janvier : Proust parle de sa sortie qui a contrarié la
viste de Daudet au plus-que-parfait, comme un événement largement antérieur au
moment de l'écriture de la présente lettre, et il souligne qu'ensuite Céleste
Albaret avait été fatiguée « plusieurs jours », raison pour laquelle il n'avait pas
pu envoyer de courriers. — Pour la datation de son exceptionnelle sortie qui l'a
trop fatigué pour recevoir le lendemain la visite de Lucien Daudet, voir la note 5
ci-après. [FL]
4.
Les lettres retrouvées au Dr Samuel Pozzi
attestent que Proust, rentré de Cabourg très souffrant aux premiers jours d'octobre
1914 (CP 05409, notes 1 et 3), s'était rendu
pour une consultation chez celui-ci peu avant le 24 octobre (voir CP 05411, note 2, et CP
02830, notes 3 et 4 ; cf. Kolb, XIV, n° 179). Si
l'on situe au vendredi 8 ou samedi 9 janvier 1915 (veille du 9 ou 10 janvier) la
sortie qui l'a empêché de recevoir ce weekend-là la visite de Lucien Daudet, Proust
n'était donc pas sorti depuis le jour de sa visite au Dr Pozzi, vers (ou peu avant)
le 24 octobre 1914, soit en effet deux mois et demi plus
tôt. [FL]
5.
Selon Ph. Kolb, la seule sortie effectuée
par Proust entre la fin octobre 1914 et la fin janvier 1915 aurait été motivée par
le désir d'aller présenter à Louis Gautier-Vignal ses condoléances pour la mort de
son beau-frère, Rodolphe de Foras, tué à l'ennemi le 27 septembre 1914, visite qu'il
situe en novembre 1914 (Kolb, XIII, n° 13, note 3). Mais la
correspondance avec Gautier-Vignal n'atteste aucune visite de condoléances en
octobre, novembre, ni même décembre 1914 : c'est seulement le 7 janvier [1915] que
Proust propose d'aller le voir « un soir très tard chez vous » parce qu'il le sent
triste « d'une tristesse sans cause que je connaisse »,
l'imaginant « relativement heureux » (CP 02891 ; Kolb, XIV, n° 2 ;
nous soulignons). Étant donné la date de sa lettre (7 janvier), il venait sans doute
de recevoir des vœux mélancoliques de Gautier-Vignal et ignorait manifestement que
ce dernier avait perdu son beau-frère quelques semaines plus tôt et, plus récemment,
son frère Paul, tombé au champ d'honneur le 27 décembre 1914 — décès qu'il apprit
non par les nécrologies des journaux mais par la réponse de son correspondant (voir
sa lettre à Gautier-Vignal du [18 janvier 1915] : CP
02899 ; Kolb, XIV, n° 10). Or Proust ne peut pas
être allé rendre visite tard dans la nuit à Gautier-Vignal vers le 7 ou le 18
janvier : son correspondant était à Nice durant toute cette période, le cachet
postal faisant foi du lieu d'expédition (voir la note 1 de chacune de ces lettres).
Cette supposée visite de condoléances à Gautier-Vignal n'étant pas attestée (ni en
novembre 1914, ni en janvier 1915), nous nous en tenons aux indications fournies par
Proust dans ses lettres à Lucien Daudet et à Mme Scheikévitch (CP 02904 ; Kolb, XIV, nº 15) :
sa seule sortie entre la fin octobre 1914 et le 31 janvier 1915 doit donc être celle
où il s'est rendu chez Mme Edwards, comme il l'écrit ici. — En 1915, Proust n'était
pas sans savoir que Misia Godebska était divorcée d'Alfred Edwards (son deuxième
époux) depuis février 1909 et était devenue la compagne du peintre José Maria Sert
(qu'elle épousera plus tard, en 1920) ; mais à l'époque, une femme divorcée était
toujours appelée par le nom de son ex-époux. [FL]
6.
Dès le début de la Première Guerre mondiale,
alors que la mobilisation au cœur de l'été avait interrompu la vie mondaine, Mme
Edwards était restée une hôtesse très active, ses relations avec de hautes
personnalités du gouvernement autant qu'avec les milieux musicaux et littéraires
avancés faisant de son salon un haut-lieu politico-artistique. Selon sa biographie
par Arthur Gold et Robert Fizdale (Misia: The Life of Misia
Sert, New York, Vintage Books, 1992, p. 162-212), elle avait organisé
un réseau d'ambulances dès le début du conflit, plusieurs grands couturiers dont les
maisons avaient fermé ayant accepté de mettre à sa disposition leurs camionnettes et
voitures pour en faire des ambulances, et elle se rendait elle-même sur le front
pour ramener des blessés en compagnie de Sert et de Cocteau (pour qui le couturier
Poiré avait élaboré des costumes appropriés au contexte de la guerre). Pendant les
attaques aériennes sur Paris, elle restait dehors ou à son balcon avec ses hôtes
pour observer le spectacle, ayant une vision esthétisante et exaltée de ces
événements insolites. Ses soirées réunissaient de nombreux artistes, dont Cocteau,
Satie, Gide, Jacques-Émile Blanche, ou des musiciens et artistes des Ballets russes
sur le destin desquels elle veillait. Du fait des restrictions sur le charbon, elle
recevait le plus souvent dans son appartement privé à l'Hôtel Meurice, ne pouvant
chauffer son appartement du 29, quai Voltaire. — Bien que Proust ne commente pas ici
dans sa lettre à Lucien Daudet cette première soirée mondaine à laquelle il a
assisté depuis la mobilisation (« trop à dire »), il a dû en tirer un train de
réflexions qui, enrichies par de nombreuses autres soirées (notamment en 1916-1917),
ont alimenté le récit des mondanités parisiennes pendant la guerre, et en
particulier la mutation du salon « artiste » de Mme Verdurin en un salon
politico-artistique de premier plan (voir RTP, IV, p. 301-313). [FL]
7.
D'après son avant-propos, l'ouvrage de
Léon Daudet, Devant la douleur. Souvenirs des milieux littéraires,
politiques, artistiques et médicaux de 1880 à 1905. Deuxième série,
Nouvelle Librairie nationale, était écrit et imprimé avant la déclaration de guerre.
Sa diffusion était cependant toute récente : Le Figaro du 21
janvier 1915 l'annonce, p. 4, sous la rubrique « Vient de paraître ». [PK, FL]
8.
Selon Ph. Kolb, Proust ferait référence à
une lettre adressée à Lucien Daudet « [peu après le 21 novembre 1914] » (CP 02850 ; cf. Kolb, XIII,
n° 199). Or cette lettre date non pas d' « un mois » mais de plus de deux mois
auparavant et, étant donné qu'elle fournissait des détails sensibles sur sa relation
avec Agostinelli et sa douleur à la mort de ce dernier (comme nous l'apprennent des
passages inédits fournis par le catalogue Christie's du 27 novembre 1996), il est
difficilement pensable que Lucien Daudet n'ait pas répondu à ces confidences
douloureuses. La lettre envoyée un mois plus tôt et restée sans
réponse pourrait plutôt être celle du [jeudi 31 ? décembre 1914] (CP 02889 ; Kolb, XIII,
n° 204), écrite en effet juste un mois auparavant, à moins qu'il s'agisse d'une
autre lettre non retrouvée. [FL]
J'ai été bien ennuyé de savoir que vous aviez été encore souffrant. Avez-vous eu beaucoup de fièvre ? Êtes-vous resté au lit2 ? Et aussi ennuyé de n'avoir pu vous faire signe. La veille du jour où j'ai reçu votre mot3, j'étais sorti pour la première fois depuis extrêmement longtemps (à peu près deux mois et demi4) et j'étais allé au hasard, vers minuit (après l'avoir prévenue), chez Madame Edwards5 ; soirée sur laquelle il y aurait trop à dire pour les dimensions d'une lettre6, mais qui m'avait brisé. Les jours suivants, c'est Céleste (ma seule domestique maintenant) qui était fatiguée, de sorte que je n'ai pu envoyer chez vous. Et puis surtout depuis que j'ai été plus souffrant (ce que vous n'avez sans doute pas su), mes heures sont redevenues plus tardives, et à l'heure où je sais que je pourrais recevoir, je n'oserais pas vous envoyer un mot, et suis sûr en tout cas que vous ne pourriez pas venir ainsi non prévenu d'avance. Mon cher petit, ces détails sont assommants, mais c'est pour que vous sachiez que je n'aime rien autant que vous voir, et que sans l'impossibilité je vous aurais vu. Je me suis consolé en lisant l'éblouissant volume de votre frère, à qui je n'ai pas encore écrit7. Mais on est moins pressé pour les choses qu'on admire que pour les mots de politesse. Je pense que vous avez eu une lettre de moi, à Tours, il y a un mois8. Au fond l'habitude commerciale « J'ai bien reçu votre honorée du » est bien apaisante.
Mon cher petit, je reste muet par pléthore de choses à dire, et puis nous n'entretenons pas « une correspondance ». Alors c'est trop difficile de commencer. Dites-moi quand vous pourrez venir, et laissez-moi vous embrasser tendrement.
J'ai été bien ennuyé de savoir que vous aviez été encore souffrant. Avez-vous eu beaucoup de fièvre ? Êtes-vous resté au lit2 ? Et aussi ennuyé de n'avoir pu vous faire signe. La veille du jour où j'ai reçu votre mot3, j'étais sorti pour la première fois depuis extrêmement longtemps (à peu près deux mois et demi4) et j'étais allé au hasard, vers minuit (après l'avoir prévenue), chez Madame Edwards5 ; soirée sur laquelle il y aurait trop à dire pour les dimensions d'une lettre6, mais qui m'avait brisé. Les jours suivants, c'est Céleste (ma seule domestique maintenant) qui était fatiguée, de sorte que je n'ai pu envoyer chez vous. Et puis surtout depuis que j'ai été plus souffrant (ce que vous n'avez sans doute pas su), mes heures sont redevenues plus tardives, et à l'heure où je sais que je pourrais recevoir, je n'oserais pas vous envoyer un mot, et suis sûr en tout cas que vous ne pourriez pas venir ainsi non prévenu d'avance. Mon cher petit, ces détails sont assommants, mais c'est pour que vous sachiez que je n'aime rien autant que vous voir, et que sans l'impossibilité je vous aurais vu. Je me suis consolé en lisant l'éblouissant volume de votre frère, à qui je n'ai pas encore écrit7. Mais on est moins pressé pour les choses qu'on admire que pour les mots de politesse. Je pense que vous avez eu une lettre de moi, à Tours, il y a un mois8. Au fond l'habitude commerciale « J'ai bien reçu votre honorée du » est bien apaisante.
Mon cher petit, je reste muet par pléthore de choses à dire, et puis nous n'entretenons pas « une correspondance ». Alors c'est trop difficile de commencer. Dites-moi quand vous pourrez venir, et laissez-moi vous embrasser tendrement.
Votre
Marcel
1.
Cette lettre se situe vers la fin de
janvier 1915 : allusions à la maladie du destinataire (voir la note 2), à
« l'éblouissant volume de votre frère » (note 7). Comme elle précède de deux ou
trois jours la lettre suivante à Lucien Daudet et a été envoyée sous la même
enveloppe (voir CP 02905 ;
Kolb, XIV, n° 16), elle doit dater du 30 ou 31 janvier
1915. [PK, FL]
2.
Mme Daudet note dans son
Journal de famille et de guerre 1914-1919 (Paris,
Fasquelle, 1920, p. 84), à la date du dimanche 31 [janvier 1915] : « Le lendemain du
baptême d'Odile, Lucien m'est revenu avec une grosse bronchite, une fatigue
accablée », et elle « redoute le moment où il repartira ». Le baptême d'Odile
Chauvelot ayant eu lieu le vendredi 15 janvier 1915, Lucien était donc rentré malade
à Paris le samedi 16 janvier, et à la date du dimanche 31 il n'était pas encore
reparti pour Tours. [PK, FL]
3.
Billet non retrouvé. Ce « mot » de Lucien
Daudet demandant s'il pouvait venir faire une visite à Proust doit dater du weekend
du 9-10 janvier 1915. En effet, le samedi 16, rentré à Paris avec une bronchite, il
n'aurait pas proposé à Proust d'aller le voir, ni pendant la quinzaine de jours où
il est resté malade. Ce mot ne date pas non plus des quelques jours précédant le
samedi 30 ou le dimanche 31 janvier : Proust parle de sa sortie qui a contrarié la
viste de Daudet au plus-que-parfait, comme un événement largement antérieur au
moment de l'écriture de la présente lettre, et il souligne qu'ensuite Céleste
Albaret avait été fatiguée « plusieurs jours », raison pour laquelle il n'avait pas
pu envoyer de courriers. — Pour la datation de son exceptionnelle sortie qui l'a
trop fatigué pour recevoir le lendemain la visite de Lucien Daudet, voir la note 5
ci-après. [FL]
4.
Les lettres retrouvées au Dr Samuel Pozzi
attestent que Proust, rentré de Cabourg très souffrant aux premiers jours d'octobre
1914 (CP 05409, notes 1 et 3), s'était rendu
pour une consultation chez celui-ci peu avant le 24 octobre (voir CP 05411, note 2, et CP
02830, notes 3 et 4 ; cf. Kolb, XIV, n° 179). Si
l'on situe au vendredi 8 ou samedi 9 janvier 1915 (veille du 9 ou 10 janvier) la
sortie qui l'a empêché de recevoir ce weekend-là la visite de Lucien Daudet, Proust
n'était donc pas sorti depuis le jour de sa visite au Dr Pozzi, vers (ou peu avant)
le 24 octobre 1914, soit en effet deux mois et demi plus
tôt. [FL]
5.
Selon Ph. Kolb, la seule sortie effectuée
par Proust entre la fin octobre 1914 et la fin janvier 1915 aurait été motivée par
le désir d'aller présenter à Louis Gautier-Vignal ses condoléances pour la mort de
son beau-frère, Rodolphe de Foras, tué à l'ennemi le 27 septembre 1914, visite qu'il
situe en novembre 1914 (Kolb, XIII, n° 13, note 3). Mais la
correspondance avec Gautier-Vignal n'atteste aucune visite de condoléances en
octobre, novembre, ni même décembre 1914 : c'est seulement le 7 janvier [1915] que
Proust propose d'aller le voir « un soir très tard chez vous » parce qu'il le sent
triste « d'une tristesse sans cause que je connaisse »,
l'imaginant « relativement heureux » (CP 02891 ; Kolb, XIV, n° 2 ;
nous soulignons). Étant donné la date de sa lettre (7 janvier), il venait sans doute
de recevoir des vœux mélancoliques de Gautier-Vignal et ignorait manifestement que
ce dernier avait perdu son beau-frère quelques semaines plus tôt et, plus récemment,
son frère Paul, tombé au champ d'honneur le 27 décembre 1914 — décès qu'il apprit
non par les nécrologies des journaux mais par la réponse de son correspondant (voir
sa lettre à Gautier-Vignal du [18 janvier 1915] : CP
02899 ; Kolb, XIV, n° 10). Or Proust ne peut pas
être allé rendre visite tard dans la nuit à Gautier-Vignal vers le 7 ou le 18
janvier : son correspondant était à Nice durant toute cette période, le cachet
postal faisant foi du lieu d'expédition (voir la note 1 de chacune de ces lettres).
Cette supposée visite de condoléances à Gautier-Vignal n'étant pas attestée (ni en
novembre 1914, ni en janvier 1915), nous nous en tenons aux indications fournies par
Proust dans ses lettres à Lucien Daudet et à Mme Scheikévitch (CP 02904 ; Kolb, XIV, nº 15) :
sa seule sortie entre la fin octobre 1914 et le 31 janvier 1915 doit donc être celle
où il s'est rendu chez Mme Edwards, comme il l'écrit ici. — En 1915, Proust n'était
pas sans savoir que Misia Godebska était divorcée d'Alfred Edwards (son deuxième
époux) depuis février 1909 et était devenue la compagne du peintre José Maria Sert
(qu'elle épousera plus tard, en 1920) ; mais à l'époque, une femme divorcée était
toujours appelée par le nom de son ex-époux. [FL]
6.
Dès le début de la Première Guerre mondiale,
alors que la mobilisation au cœur de l'été avait interrompu la vie mondaine, Mme
Edwards était restée une hôtesse très active, ses relations avec de hautes
personnalités du gouvernement autant qu'avec les milieux musicaux et littéraires
avancés faisant de son salon un haut-lieu politico-artistique. Selon sa biographie
par Arthur Gold et Robert Fizdale (Misia: The Life of Misia
Sert, New York, Vintage Books, 1992, p. 162-212), elle avait organisé
un réseau d'ambulances dès le début du conflit, plusieurs grands couturiers dont les
maisons avaient fermé ayant accepté de mettre à sa disposition leurs camionnettes et
voitures pour en faire des ambulances, et elle se rendait elle-même sur le front
pour ramener des blessés en compagnie de Sert et de Cocteau (pour qui le couturier
Poiré avait élaboré des costumes appropriés au contexte de la guerre). Pendant les
attaques aériennes sur Paris, elle restait dehors ou à son balcon avec ses hôtes
pour observer le spectacle, ayant une vision esthétisante et exaltée de ces
événements insolites. Ses soirées réunissaient de nombreux artistes, dont Cocteau,
Satie, Gide, Jacques-Émile Blanche, ou des musiciens et artistes des Ballets russes
sur le destin desquels elle veillait. Du fait des restrictions sur le charbon, elle
recevait le plus souvent dans son appartement privé à l'Hôtel Meurice, ne pouvant
chauffer son appartement du 29, quai Voltaire. — Bien que Proust ne commente pas ici
dans sa lettre à Lucien Daudet cette première soirée mondaine à laquelle il a
assisté depuis la mobilisation (« trop à dire »), il a dû en tirer un train de
réflexions qui, enrichies par de nombreuses autres soirées (notamment en 1916-1917),
ont alimenté le récit des mondanités parisiennes pendant la guerre, et en
particulier la mutation du salon « artiste » de Mme Verdurin en un salon
politico-artistique de premier plan (voir RTP, IV, p. 301-313). [FL]
7.
D'après son avant-propos, l'ouvrage de
Léon Daudet, Devant la douleur. Souvenirs des milieux littéraires,
politiques, artistiques et médicaux de 1880 à 1905. Deuxième série,
Nouvelle Librairie nationale, était écrit et imprimé avant la déclaration de guerre.
Sa diffusion était cependant toute récente : Le Figaro du 21
janvier 1915 l'annonce, p. 4, sous la rubrique « Vient de paraître ». [PK, FL]
8.
Selon Ph. Kolb, Proust ferait référence à
une lettre adressée à Lucien Daudet « [peu après le 21 novembre 1914] » (CP 02850 ; cf. Kolb, XIII,
n° 199). Or cette lettre date non pas d' « un mois » mais de plus de deux mois
auparavant et, étant donné qu'elle fournissait des détails sensibles sur sa relation
avec Agostinelli et sa douleur à la mort de ce dernier (comme nous l'apprennent des
passages inédits fournis par le catalogue Christie's du 27 novembre 1996), il est
difficilement pensable que Lucien Daudet n'ait pas répondu à ces confidences
douloureuses. La lettre envoyée un mois plus tôt et restée sans
réponse pourrait plutôt être celle du [jeudi 31 ? décembre 1914] (CP 02889 ; Kolb, XIII,
n° 204), écrite en effet juste un mois auparavant, à moins qu'il s'agisse d'une
autre lettre non retrouvée. [FL]