Je ne savais rien ! Je ne me doutais de rien. Je pensais, comme toujours, bien souvent à vous, j'y avais pensé dans les grands chagrins qui ont accablé pour moi l'été dernier2, qui furent vraiment mon « Avant-guerre »3, puis depuis la guerre où le cœur angoissé rassemble, ramène à soi les êtres préférés.
Et puis, avant-hier, dans un journal, j'ai vu une liste des membres du barreau... Et ce nom4 ! J'ai eu une affreuse terreur mais j'espérais que c'était un même nom. Et maintenant je sais. Je sais que vous, l'être entre tous que je voudrais épanoui dans la plus noble joie, que cet être-là a le cœur brisé, ma pensée ne se détache pas de cette idée, en souffre, voudrait s'en détacher et y revient encore comme on fait, quand on souffre, cent fois le mouvement qui fait le plus de mal. C'est sans doute ce jeune homme que j'avais entrevu chez Larue5 ? Que j'aimerais vous voir, je suis tellement triste de votre douleur que ma compagnie ne serait une contrainte ni pour vous ni pour moi.
Moi aussi j'ai un frère sur la ligne de feu, les obus allemands ont traversé toute une journée son hôpital pendant qu'il opérait, tombant sur sa salle d'opérations6. Il est maintenant en Argonne. Moi j'ai le conseil de contre-réforme à passer et je ne sais si je serai pris ou non. Je mets tout mon espoir en votre fils pour mettre la douceur de sa tendresse et de son charme comme le seul apaisement sur votre détresse.
Croyez que je ne cesserai plus de penser à vous avec une tristesse, une affection, un respect infinis.
Je ne savais rien ! Je ne me doutais de rien. Je pensais, comme toujours, bien souvent à vous, j'y avais pensé dans les grands chagrins qui ont accablé pour moi l'été dernier2, qui furent vraiment mon « Avant-guerre »3, puis depuis la guerre où le cœur angoissé rassemble, ramène à soi les êtres préférés.
Et puis, avant-hier, dans un journal, j'ai vu une liste des membres du Barreau... Et ce nom4 ! J'ai eu une affreuse terreur mais j'espérais que c'était un même nom. Et maintenant je sais. Je sais que vous, l'être entre tous que je voudrais épanoui dans la plus noble joie, que cet être-là a le cœur brisé, ma pensée ne se détache pas de cette idée, en souffre, voudrait s'en détacher et y revient encore comme on fait, quand on souffre, cent fois le mouvement qui fait le plus de mal. C'est sans doute ce jeune homme que j'avais entrevu chez Larue5 ? Que j'aimerais vous voir, je suis tellement triste de votre douleur que ma compagnie ne serait une contrainte ni pour vous ni pour moi.
Moi aussi j'ai un frère sur la ligne de feu, les obus allemands ont traversé toute une journée son hôpital pendant qu'il opérait, tombant sur sa salle d'opérations6. Il est maintenant en Argonne. Moi j'ai le conseil de contre-réforme à passer et je ne sais si je serai pris ou non. Je mets tout mon espoir en votre fils pour mettre la douceur de sa tendresse et de son charme comme le seul apaisement sur votre détresse.
Croyez que je ne cesserai plus de penser à vous avec une tristesse, une affection, un respect infinis.
Marcel Proust
1.
Le catalogue Andrieux, vente du 12 mars
1928, lot n° 174, indique que cette lettre autographe est datée du 9 janvier 1915.
Faute d'accès à l'original, nous ne pouvons vérifier si cette datation est exacte et
autographe, ou inscrite par la destinataire. Proust affirmant avoir lu
« avant-hier » le nom du frère de la destinataire parmi les mots au champ d'honneur,
sa lettre devrait dater du 6 ou 7 janvier (voir la note 4 ci-après). Mais ces
inexactitudes chronologiques ne sont pas rares dans sa
correspondance. [PK, FL]
2.
Allusion au deuil consécutif à la mort
accidentelle d'Alfred Agostinelli, survenue le 30 mai 1914. Dans la lettre à Louis
de Robert écrite quelques jours plus tôt (voir CP 02890, note 3 ; Kolb, XIV, n° 1), Proust
affirme de même que « tout l'été dernier a été pour moi le plus cruel de ma vie » et
désigne également cette période d'intense chagrin comme « [s]on
Avant-guerre ». [FL]
3.
Allusion au titre de l'ouvrage de Léon
Daudet, L'Avant-guerre : études et documents sur l'espionnage
juif-allemand en France depuis l'affaire Dreyfus, Paris, Nouvelle
librairie nationale, 1913. [PK, JE]
4.
Proust se référe, semble-t-il, à une
information publiée dans Le Figaro du 4 janvier 1915, p. 3, à
la rubrique « Le Monde & la Ville, Deuil », relatant l'hommage rendu au
Palais de justice par le bâtonnier aux quarante membres du Barreau morts au champ
d'honneur, parmi lesquels figure le nom de Victor Scheikévitch, ancien secrétaire de
la Conférence des avocats. La même information, avec une liste de noms moins
exhaustive, est donnée par L'Intransigeant du 5 janvier 1915,
p. 2, à la rubrique « Nos
Échos ». Il s'agit du frère de la destinataire. Parti comme
sous-lieutenant au 103e régiment d'infanterie, il fut tué le 15
septembre 1914 à Tracy-le-Val (Oise), peu de temps après avoir été proposé pour une
promotion au grade de capitaine. (Voir sa fiche dans la base Mémoire des hommes.) [PK, JE, NM]
5.
Le restaurant Larue, ouvert en 1886, était
situé au 27, rue Royale, dans le 8e arrondissement de
Paris. [JE]
6.
Voir la lettre à Lucien Daudet du [lundi 16
novembre 1914, ou peu après] qui donne les mêmes informations (CP 02844, et note 10 ; Kolb,
XIII, n° 193). [JE]
Je ne savais rien ! Je ne me doutais de rien. Je pensais, comme toujours, bien souvent à vous, j'y avais pensé dans les grands chagrins qui ont accablé pour moi l'été dernier2, qui furent vraiment mon « Avant-guerre »3, puis depuis la guerre où le cœur angoissé rassemble, ramène à soi les êtres préférés.
Et puis, avant-hier, dans un journal, j'ai vu une liste des membres du barreau... Et ce nom4 ! J'ai eu une affreuse terreur mais j'espérais que c'était un même nom. Et maintenant je sais. Je sais que vous, l'être entre tous que je voudrais épanoui dans la plus noble joie, que cet être-là a le cœur brisé, ma pensée ne se détache pas de cette idée, en souffre, voudrait s'en détacher et y revient encore comme on fait, quand on souffre, cent fois le mouvement qui fait le plus de mal. C'est sans doute ce jeune homme que j'avais entrevu chez Larue5 ? Que j'aimerais vous voir, je suis tellement triste de votre douleur que ma compagnie ne serait une contrainte ni pour vous ni pour moi.
Moi aussi j'ai un frère sur la ligne de feu, les obus allemands ont traversé toute une journée son hôpital pendant qu'il opérait, tombant sur sa salle d'opérations6. Il est maintenant en Argonne. Moi j'ai le conseil de contre-réforme à passer et je ne sais si je serai pris ou non. Je mets tout mon espoir en votre fils pour mettre la douceur de sa tendresse et de son charme comme le seul apaisement sur votre détresse.
Croyez que je ne cesserai plus de penser à vous avec une tristesse, une affection, un respect infinis.
Je ne savais rien ! Je ne me doutais de rien. Je pensais, comme toujours, bien souvent à vous, j'y avais pensé dans les grands chagrins qui ont accablé pour moi l'été dernier2, qui furent vraiment mon « Avant-guerre »3, puis depuis la guerre où le cœur angoissé rassemble, ramène à soi les êtres préférés.
Et puis, avant-hier, dans un journal, j'ai vu une liste des membres du Barreau... Et ce nom4 ! J'ai eu une affreuse terreur mais j'espérais que c'était un même nom. Et maintenant je sais. Je sais que vous, l'être entre tous que je voudrais épanoui dans la plus noble joie, que cet être-là a le cœur brisé, ma pensée ne se détache pas de cette idée, en souffre, voudrait s'en détacher et y revient encore comme on fait, quand on souffre, cent fois le mouvement qui fait le plus de mal. C'est sans doute ce jeune homme que j'avais entrevu chez Larue5 ? Que j'aimerais vous voir, je suis tellement triste de votre douleur que ma compagnie ne serait une contrainte ni pour vous ni pour moi.
Moi aussi j'ai un frère sur la ligne de feu, les obus allemands ont traversé toute une journée son hôpital pendant qu'il opérait, tombant sur sa salle d'opérations6. Il est maintenant en Argonne. Moi j'ai le conseil de contre-réforme à passer et je ne sais si je serai pris ou non. Je mets tout mon espoir en votre fils pour mettre la douceur de sa tendresse et de son charme comme le seul apaisement sur votre détresse.
Croyez que je ne cesserai plus de penser à vous avec une tristesse, une affection, un respect infinis.
Marcel Proust
1.
Le catalogue Andrieux, vente du 12 mars
1928, lot n° 174, indique que cette lettre autographe est datée du 9 janvier 1915.
Faute d'accès à l'original, nous ne pouvons vérifier si cette datation est exacte et
autographe, ou inscrite par la destinataire. Proust affirmant avoir lu
« avant-hier » le nom du frère de la destinataire parmi les mots au champ d'honneur,
sa lettre devrait dater du 6 ou 7 janvier (voir la note 4 ci-après). Mais ces
inexactitudes chronologiques ne sont pas rares dans sa
correspondance. [PK, FL]
2.
Allusion au deuil consécutif à la mort
accidentelle d'Alfred Agostinelli, survenue le 30 mai 1914. Dans la lettre à Louis
de Robert écrite quelques jours plus tôt (voir CP 02890, note 3 ; Kolb, XIV, n° 1), Proust
affirme de même que « tout l'été dernier a été pour moi le plus cruel de ma vie » et
désigne également cette période d'intense chagrin comme « [s]on
Avant-guerre ». [FL]
3.
Allusion au titre de l'ouvrage de Léon
Daudet, L'Avant-guerre : études et documents sur l'espionnage
juif-allemand en France depuis l'affaire Dreyfus, Paris, Nouvelle
librairie nationale, 1913. [PK, JE]
4.
Proust se référe, semble-t-il, à une
information publiée dans Le Figaro du 4 janvier 1915, p. 3, à
la rubrique « Le Monde & la Ville, Deuil », relatant l'hommage rendu au
Palais de justice par le bâtonnier aux quarante membres du Barreau morts au champ
d'honneur, parmi lesquels figure le nom de Victor Scheikévitch, ancien secrétaire de
la Conférence des avocats. La même information, avec une liste de noms moins
exhaustive, est donnée par L'Intransigeant du 5 janvier 1915,
p. 2, à la rubrique « Nos
Échos ». Il s'agit du frère de la destinataire. Parti comme
sous-lieutenant au 103e régiment d'infanterie, il fut tué le 15
septembre 1914 à Tracy-le-Val (Oise), peu de temps après avoir été proposé pour une
promotion au grade de capitaine. (Voir sa fiche dans la base Mémoire des hommes.) [PK, JE, NM]
5.
Le restaurant Larue, ouvert en 1886, était
situé au 27, rue Royale, dans le 8e arrondissement de
Paris. [JE]
6.
Voir la lettre à Lucien Daudet du [lundi 16
novembre 1914, ou peu après] qui donne les mêmes informations (CP 02844, et note 10 ; Kolb,
XIII, n° 193). [JE]