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Dans cette terrible angoisse↩
de la Guerre, et dans l'angoisse↩
qui a été mon « Avant Guerre »2↩
(car tout l'été dernier a été↩
pour moi le plus cruel de ma↩
vie3), je n'ai cessé de penser à↩
vous — comme au grand ami de maon↩
penintelligence — au milieu de malheurs↩
où je n'avais plus mon intelligence.
Et puis la guerre a éclaté ! Mon↩
frère parti le 1er jour pour Verdun4↩
comme major, puis sur la ligne↩
de feu n'a cessé de courir les plus↩
grands dangers5. Tous mes plus↩
chers amis sont sur le front. C'↩
est une tranquillité du moins pour↩
moi de savoir que vous ne↩
pouvez « partir ». Moi-même je n'↩
ai pas encore passé mon conseil de↩
contreréforme. J'espère que votre↩
santé ne subit pas trop cruellement
le contre coup de ces anxiétés, et aussi que↩
vous n'avez pas eu d'amis trop éprouvés. Hélas↩
j'ai déjà des amis6, des parents7 même, tués.↩
Je ne sais pas si vous êtes de mon avis, je trouve↩
la presse bien inférieure aux grandes choses dont↩
elle parle Je lui trouve un ton déplorable et↩
qui risque de diminuer la portée de la Victoire,↩
de la Victoire hélas encore si lointaine. Puisse-↩
-t-elle venir en 1915 et sans que de vos amis les↩
plus chers soient tombés. Cher ami que 1915↩
vous apporte aussi un affermissement de votre santé et↩
l'inspiration de belles œuvres
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3 janvier1
102 boulevard Haussmann
Cher ami
Dans cette terrible angoisse de la Guerre, et dans l'angoisse qui a été mon « Avant-Guerre »2 (car tout l'été dernier a été pour moi le plus cruel de ma vie3), je n'ai cessé de penser à vous — comme au grand ami de mon intelligence — au milieu de malheurs où je n'avais plus mon intelligence.
Et puis la guerre a éclaté ! Mon frère parti le premier jour pour Verdun4 comme major, puis sur la ligne de feu n'a cessé de courir les plus grands dangers5. Tous mes plus chers amis sont sur le front. C'est une tranquillité du moins pour moi de savoir que vous ne pouvez « partir ». Moi-même je n'ai pas encore passé mon conseil de contre-réforme. J'espère que votre santé ne subit pas trop cruellement
le contre-coup de ces anxiétés, et aussi que vous n'avez pas eu d'amis trop éprouvés. Hélas j'ai déjà des amis6, des parents7 même, tués.
Je ne sais pas si vous êtes de mon avis, je trouve la presse bien inférieure aux grandes choses dont elle parle. Je lui trouve un ton déplorable et qui risque de diminuer la portée de la Victoire, de la Victoire hélas encore si lointaine. Puisse-t-elle venir en 1915 et sans que de vos amis les plus chers soient tombés. Cher ami que 1915 vous apporte aussi un affermissement de votre santé et l'inspiration de belles œuvres.
De tout mon cœur, votre
Marcel Proust
- 1.
- Les vœux que Proust offre à son
correspondant pour l'année 1915 à la fin de sa lettre permettent de la dater du 3
janvier 1915. [PK]
- 2.
- Allusion au titre d'un ouvrage de
Léon Daudet (L'Avant-Guerre.
Études et documents sur l'espionnage juif-allemand en France depuis
l'affaire Dreyfus, Paris, Nouvelle édition nationale,
1913). C'est Daudet qui a créé ce concept d'« avant-guerre », et son livre qui l'a
popularisé. Dans une lettre à Lucien Daudet
écrite vers [le lundi soir 16 novembre 1914, ou peu après] (CP 02844), Proust exprime son admiration pour cet
ouvrage prophétique et la force d'imagination de Léon Daudet qui lui permet de
découvrir les « lois sociales ». [PK, FL]
- 3.
- Allusion au deuil consécutif à la mort
accidentelle d'Alfred Agostinelli, survenue le 30
mai 1914. [FL]
- 4.
- Voir la lettre écrite par Proust à Hauser [dans la nuit du 2 au 3 août 1914] (CP 02812), où il mentionne qu'il vient de conduire
à la gare son frère qui partait le soir même pour
Verdun. [FL]
- 5.
- Après avoir exercé, jusqu'en novembre 1914,
dans un hôpital militaire à Étain (secteur de Verdun), opérant les blessés même sous
le feu de l'ennemi, Robert Proust était détaché comme chirurgien dans une ambulance,
où il soignait et opérait les grands blessés à proximité des tranchées. (Voir ses
affectations et ses citations sur sa fiche militaire.) [FL]
- 6.
- Notamment Adolphe,
Edme, Jean Bénac (1er août
1891 - 15 décembre 1914), fils de M. et Mme André
Bénac, amis de longue date de la famille Proust ; sergent au
46e régiment d'infanterie, atteint par un obus, il est
décédé de ses blessures à l'hôpital de Thann, en Alsace (Haut-Rhin) :
voir son certificat de décès. Le Figaro
l'annonce le 20 décembre 1914, rubrique « Le Monde et la
Ville », et en rend compte le 24, rubrique « Le Monde et la
Ville ». [PK]
- 7.
- L'un de ces parents
est Adolphe, Louis, Jean
Cruppi (17 novembre 1891 - 4 novembre 1914), fils de Jean Cruppi et de son épouse née Louise Crémieux ; maréchal des logis au
27e régiment de dragons, il fut tué à l'ennemi lors des
combats autour de Messines, en Belgique : voir son certificat de décès. Un autre de ces parents pourrait être
Victor, Maurice
Ramillon (26 juin 1880 - 25 août 1914), lieutenant au
67e régiment d'infanterie, mort à l'hôpital temporaire n° 1
de Verdun de ses blessures de guerre : voir son certificat de décès. Il avait épousé en 1911 une cousine de
Proust, Jeanne Bœuf (1877 - 1950),
fille de Mme Francis Bœuf née Jenny
Weil (1846 - 1922), fille aînée de Mme Baruch
Weil née Amélie Berncastel (1821 - 1911), grand-tante de Proust. [PK, Dr Jacques Bréhant, FL]