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Mon cher petit,
Si ce n'était pas une telle joie — autant qu'on peut en avoir en ce moment —, de recevoir une pareille lettre, et de quelqu'un à qui je n'ai cessé un jour de penser avec une tendresse sans cesse grandissante, quel repos déjà de lire ces pages où il n'y a ni « Boche », ni « leur Kultur », ni « pleurer comme un gosse », ni « sœurette », ni tout le reste. Toutes choses du reste qu'on supporte bien facilement tant on souffre en pensant au martyre des soldats et des officiers, et tant on est ému de leur sacrifice.
Mais tout de même la presse, et notamment le Figaro2, aurait une meilleure tenue que la victoire n'en serait que plus belle.
Frédéric Masson, dont j'ai souvent goûté le style vieux grognard autrefois, incarne vraiment trop en ce moment la « culture » française. S'il est sincère en trouvant les Maîtres Chanteurs ineptes et imposés par le snobisme, il est plus à plaindre que ceux qu'il déclare atteints de « wagnerite »3. Si au lieu d'avoir la guerre avec l'Allemagne nous l'avions eue avec la Russie, qu'aurait-on dit de Tolstoï et de Dostoïewski ? Seulement, comme la littérature contemporaine allemande est tellement stupide qu'on ne peut même pas retrouver un nom et un titre que seuls les critiques des « Lectures étrangères » nous apprennent de temps en temps pour que nous les oubliions aussitôt, aussi ne trouvant où se prendre, on se rabat sur Wagner4.
Mon cher petit, je ne sais pas pourquoi je vous parle de cela et aussi stupidement, car par la brièveté, je fausse entièrement ma pensée qui n'est pas celle que vous allez croire. Enfin, mon cher petit, avant tout ceci, vous ne m'avez pas écrit depuis deux mois, depuis la guerre, mais vraiment il n'y a pas encore eu un jour où je n'ai passé des heures avec vous. Mon cher petit, vous ne sauriez croire comme mon affection actuelle bouturée sur celle d'autrefois a pris une puissance nouvelle ; mais je suis sûr que vous ne me croyez pas. Enfin, vous le verrez.
Mon cher petit, j'ai su un mois après que votre beau-frère avait eu un accident d'automobile, je n'ai nullement su que Léon y était et avait été gravement blessé. Pouvez-vous croire que je ne vous aurais pas écrit ! Et vous, vous étiez donc aussi dans la voiture ? (puisque vous dites : j'avais Léon blessé à côté de moi). Je suis rétrospectivement bien ému d'apprendre cela5. Je vais écrire à votre frère. J'allais d'ailleurs le faire pour lui dire mon admiration. La guerre a hélas vérifié, consacré et immortalisé l'« Avant-guerre »6. Depuis Balzac, on n'avait jamais vu un homme d'imagination découvrir avec cette force une loi sociale (dans le sens ou Newton (?) a découvert la loi de la gravitation7). Oui, j'allais lui écrire pour cela et je ne lui aurais pas parlé de l'accident ! J'espère que si sa prophétie ne fut pas écoutée, nous saurons « appliquer » sa découverte et pratiquer, nous, l'Après-guerre. Mais je ne pense pas (et je pense que c'est aussi l'avis de votre frère quoique je n'aie pas lu ses articles) qu'elle doive consister à nous rendre inférieurs, à priver je ne dis pas nos musiciens, mais nos écrivains de la prodigieuse fécondation que c'est d'entendre Tristan, et la Tétralogie, comme Péladan qui ne veut plus qu'on apprenne l'allemand8 (que le général Pau et le général Joffre9, heureusement, possèdent à fond).
Mon cher petit, moi aussi j'ai été tourmenté pour mon frère, son hôpital à Étain a été bombardé pendant qu'il opérait, les obus crevant sa table d'opération. Il a été du reste cité à l'ordre du jour, pas pour cela, mais pour tant d'autres choses courageuses qu'il ne cesse de faire10. Malheureusement, il va au-devant des plus grands dangers, et jusqu'à la fin de la guerre je ne sais ce que le lendemain m'apportera comme nouvelles.
Moi je vais passer un conseil de révision et je serai probablement pris, car on prend tout le monde. Du reste j'ai été stupide car je n'avais pas à me faire inscrire, ayant été rayé des cadres comme officier11 et ces Conseils n'étaient que pour les soldats, à ce que m'a dit Clément de Maugny12 qui, passant par Paris, m'a vu un soir13 ; très gentil, ayant beaucoup gagné, sans doute sous l'influence de sa femme. Il m'a parlé très gentiment de vous et avec une grande admiration de votre dernier livre14. Je dois dire qu'il m'a paru infiniment moins enthousiaste de Swann ! Et même que nous sommes enfoncés tous les deux par un livre de quelqu'un qui le touche de près et intéressant surtout, paraît-il, parce qu'il y est question de « gens que nous connaissons »15. Lui-même, [Maugny]16 a fait un livre (je crois historique17) et m'a parlé de « bons à tirer » (?). Je ne sais pas bien ce que c'est. À côté de cela très « va-te-faire-fiche », « le Général a dit : qu'on m'envoie [Maugny]18 », et aussi d'une simplicité pleine de grâce vraiment, et qui a frappé même ma femme de chambre (qui est aussi cuisinière, valet de chambre, etc.), laquelle m'a dit : « Quelle simplicité pour un vicomte19 ! »
Mon cher petit, jusqu'à mon conseil de révision, je me soignerai, pour pouvoir y aller. Mais tout de même si vous venez à Paris, je pourrai vous recevoir (mais je ne me lève pas). Après, encore plus facilement si je ne suis pas « pris ». Mais je le serai.
Mon cher petit, tout ce que j'aurais à vous dire exigerait des volumes et j'ai voulu vous répondre tout de suite pour ne pas me laisser « décimer » par cet élan vers vous si j'y résistais. J'espère que vous n'avez pas trop d'amis parmi les « Morts au champ d'honneur », mais on aime même ceux qu'on ne connaît pas, on pleure même les inconnus.
Et à ce propos, mon cher petit, j'ai été bien stupéfait de quelque chose qu'on m'a dit : peu renseigné sur la grandeur réelle et l'éclat fixe des étoiles nouvelles qui resplendissent depuis quelque temps, je croyais devoir un très grand respect à M. [Z...]20 dont je n'ai jamais rien lu, mais qu'on m'avait dit génial. Or, on m'a cité de lui ces propos tenus l'autre jour, qui m'ont fait vomir et que je ne puis croire exacts. Je vous transcris d'autant plus littéralement qu'il s'agit de personnes que je ne connais pas et dont je n'aurais pu inventer les noms, et encore moins les prénoms : « Oui, cette guerre ! Enfin du moins elle aura eu ce résultat de réconcilier Célimène et Alceste (le comte et la comtesse de [X.], née [***]). Oronte m'a dit de vous dire que Valère s'était très bien conduit (ces prénoms désignent n'est-ce pas M. [de A...] et le jeune duc [de B...]). Ce que je ne peux pas supporter, c'est quand j'apprends la mort de quelqu'un de bien (c'est à dire de chic). Ah ! oui apprendre qu'un [***] a été tué, pour moi c'est un coup terrible. » Est-ce vraiment possible ! Je n'aurais pas cru M. [Y...] ou tel autre bouffon capable, je ne dis pas de parler, mais de penser ainsi, mais un écrivain, un philosophe ! […] J'espère que tout cela est faux. Je ne renie rien […] et je crois que les « gens bien » sont quelquefois très bien. Mais leur mort ne peut pas me faire plus de peine que celle des autres. Et le hasard de mes amitiés fait qu'elle m'en a causé jusqu'ici beaucoup moins.
Quant aux morts de la guerre, ils sont admirables, et tellement autrement qu'on ne dit. Tout ce qu'on a écrit sur le pauvre Psichari que je ne connaissais pas, mais dont on m'a tant parlé, est si faux21. Du reste à part un ou deux, les littérateurs qui en ce moment croient « servir » en écrivant, parlent bien mal de tout cela. (Il y a des exceptions, avez-vous lu « Les trois Croix » de Daniel Halévy, dans les Débats22, journal où, entre parenthèses, il y a tous les jours un article de je ne sais pas qui, intitulé « La situation militaire », qui est remarquable et clair).
Du reste tous ces hommes importants sont ignorants comme des enfants. Je ne sais si vous avez lu un article du Général Zurlinden sur l'origine du mot boche, qui selon lui, remonte au mois de
17
Septembre dernier quand nos soldats↩
etc23. Il faut que lui aussi n'ait↩
jamais causé qu'avec des gens « bien ».↩
Sans cela il saurait comme moi que↩
les domestiques, les gens du peuple ont↩
toujours dit : « une tête de boche »↩
« c'est un sale boche ». Je dois dire↩
que de leur part c'est souvent↩
assez drôle (comme dans l'admirable↩
récit du mécanicien de Paulhan24).↩
Mais quand des académiciens disent↩
« Boches » avec un faux entrain pour↩
s'adresser au peuple comme les gdes↩
personnes qui zézaient quand elles par-↩
lent aux enfants (Donnay, Capus,↩
Hanotaux25etc26) c'est crispant.
Mon cher petit la fatigue me
paralyse et je n'ai plus la force de vous donner des nouvelles de Reynaldo. Il était à Melun et ayant demandé à partir dans l'Est, a été envoyé à Albi d'où il va cependant hélas, partir pour « les tranchées » […] Je ne puis vous dire, depuis le commencement de cette guerre, toutes les preuves de noblesse morale qu'il a données. Je ne dis pas spécialement au point de vue de la guerre, mais même par ricochet […] Vraiment Reynaldo est un roc de bonté sur lequel on peut bâtir et demeurer. Et de bonté vraie. Il est vrai par-dessus tout […]27
20
la souffrance. Et je ne sais pourquoi je cite plutot↩
cet exemple. Si vous désirez lui écrire, il vaudrait mieux ↩
plutôt qu'à son régiment, lui écrire Hôtel du Vigan ↩
Albi Tarn. Vous lui ferez surement grand plaisir car ↩
il a pour vous des sentiments tout particuliers et vous ↩
cite à tout propos et ne vous compare jamais que ↩
pour vous préférer.
Mon cher petit mettez mes ↩
respectueux hommages aux pieds de Madame ↩
Votre Mere et de Madame Votre Sœur, je vais ↩
écrire à votre frère Mille tendresses de votre
Marcel
P.S. Hotel Brunswick me semble un peu « boche »28. Il est vrai↩
que Béranger29 neutralise.
« Odile30 » est aussi très « Jumilhac31 » comme dirait M. Corpechot32, et↩
aussi très Barrès33, et surtout doit être bien gentil étant votre nièce34.