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Ces quelques mots pour te dire↩
que c'est en pleurant que j'ai↩
lu les Trois Croix2. En ce temps↩
où il y a tant de sublime dans↩
les faits, et si peu dans les paroles↩
et les écrits, où chacun annonce↩
que la Guerre a transformé les esprits,↩
mais l'annonce un style qui montre↩
trop qu'elle n'a rien transformé du↩
tout, où les mêmes sottises, les mêmes↩
banalités reviennent, soit pires↩
encore, soit semblant telles par↩
leur confrontation aux grandes↩
choses qu'elles s'imaginent↩
exprimer, en ce temps où on ne↩
peut pas lire un journal sans dégoût,↩
et où peut'etre pas une ligne dé-↩
cente n'a encore été écrite sur la↩
guerre, je crois que les 3 Croix↩
sont le 1er morceau de littéra-↩
ture guerrière (ne te froisse pas du↩
mot littérature qui au sens où je
le prends et où tu l'entends j'espère est fort noble)↩
qu'il m'ait été donné de lire. Que de choses j'↩
aurais à te dire à un moment où jamais le desarme-↩
ment complet des intelligences n'a été si funeste.↩
Ton bien ému et admiratif
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Cher ami
Ces quelques mots pour te dire que c'est en pleurant que j'ai lu les Trois Croix2. En ce temps où il y a tant de sublime dans les faits, et si peu dans les paroles et les écrits, où chacun annonce que la Guerre a transformé les esprits, mais l'annonce un style qui montre trop qu'elle n'a rien transformé du tout, où les mêmes sottises, les mêmes
banalités reviennent, soit pires encore, soit semblant telles par leur confrontation aux grandes choses qu'elles s'imaginent exprimer, en ce temps où on ne peut pas lire un journal sans dégoût, et où peut-être pas une ligne décente n'a encore été écrite sur la guerre, je crois que les Trois Croix sont le premier morceau de littérature guerrière (ne te froisse pas du mot littérature qui au sens où je
le prends et où tu l'entends j'espère est fort noble) qu'il m'ait été donné de lire. Que de choses j' aurais à te dire à un moment où jamais le désarmement complet des intelligences n'a été si funeste.
Ton bien ému et admiratif
Marcel Proust
- 1.
- Cette lettre, datée seulement de «
novembre 1914 » dans la revue, doit avoir été écrite [peu après
le lundi soir 16 novembre 1914], puisque Proust y cite un article du destinataire
paru dans le Journal des Débats du mardi 17 novembre, journal
du soir portant la date du lendemain. [PK, CSz]
- 2.
- Article de Daniel Halévy paru dans le
Journal des Débats du mardi 17 novembre 1914, p. 2, sous le
titre « Les Trois Croix ». Le destinataire a reproduit son article, avec
la lettre de Proust, dans la revue Le Divan (janvier-mars
1956), p. 294-298 ; il affirme avoir traduit le récit du soldat en le transposant ;
il avait trouvé le texte du récit dans « un journal anglais dont [s]a mémoire
n'a[vait] pas retenu le titre ». Le même événement est relaté brièvement dans
L'Intransigeant du 15 novembre 1914, p. 1, sous le titre «
Pour
sauver un ennemi ». Il s'agit de la mort héroïque d'un officier
qui commandait une section d'infanterie anglaise dans la plaine devant le faubourg
d'Ypres. [PK]