1
Cher Reynaldo
Je vous remercie de tout coeur de votre↩
lettre2, impérissable monument de bonté et↩
d'amitié. Mais Bize se trompe entièrement↩
s'il croit que' un certificat3 me dispense↩
de quoi que ce soit. Peut'être un certificat↩
de Pozzi, lieutenant colonel au Val de ↩
Grâce, l'eût pu (et je ne crois pas). Mais avec des manières ↩
charmantes et des procédés parfaits il l'a ↩
éludé et refusé4. Je vous tiendrai au courant de mes↩
mesaventures militaires quand elles se ↩
produiront. Mon cher petit vous êtes bien gentil↩
d'avoir pensé que Cabourg5 avait du m'être↩
pénible à cause d'Agostinelli. Je dois avouer
2
à ma honte qu'il ne l'a pas été autant↩
que j'aurais cru et que ce voyage ↩
a plutôt marqué une 1re étape de ↩
détachement de mon chagrin, etape↩
après laquelle heureusement j'ai retrogra-↩
dé une fois revenu vers les souffrances ↩
premières. Mais enfin à Cabourg sans↩
cesser d'être aussi triste ni d'autant↩
le regretter, il y a eu des moments, ↩
peut'être des heures, où il avait↩
disparu de ma pensée. Mon cher↩
petit ne me jugez pas trop mal par↩
là (si mal que je me juge moi-↩
même !). Et n'en augurez pas un↩
manque de fidélité dans mes affections, ↩
comme moi j'ai eu le tort de l'
3
augurer pour vous quand je vous voyais regretter↩
peu des gens du monde que je croyais que vous↩
aimiez beaucoup. Je vous ai supposé alors moins↩
de tendresse que je n'avais cru. Et j'ai↩
compris ensuite que c'était parcequ'il s'↩
agissait de gens que vous n'aimiez pas vraiment.↩
J'aimais vraiment Alfred. Ce n'est pas assez↩
de dire que je l'aimais, je l'adorais. Et↩
je ne sais pourquoi j'écris cela au passé car je↩
l'aime toujours. Mais malgré tout, dans les↩
regrets, il y a une part d'involontaire et↩
une part de devoir qui fixe l'involontaire et
4
en assure la durée. Or ce devoir n'existe pas↩
envers Alfred qui avait très mal agi avec moi,↩
je lui donne les regrets que je ne peux faire↩
autrement que de lui donner, je ne me sens pas↩
tenu envers lui à un devoir comme celui qui me↩
lie à vous, qui me lierait à vous, même si je↩
vous devais mille fois moins, si je vous aimais mille↩
fois moins. Si donc j'ai eu à Cabourg quelques↩
semaines de relative inconstance, ne me jugez↩
pas inconstant et n'en accusez que celui qui ne↩
pouvait mériter de fidélité. D'ailleurs j'ai eu une↩
grande joie à voir que mes souffrances étaient revenues ;↩
mais par moments elles sont assez vives pour que↩
je regrette un peu l'apaisement d'il y a un
mois. Mais j'ai aussi la tristesse de sentir que même vives elles sont pourtant peut-être moins obsédantes qu'il y a un mois et demi ou deux mois. Ce n'est pas parce que les autres sont morts que le chagrin diminue, mais parce qu'on meurt soi-même. Et il faut une bien grande vitalité pour maintenir et faire vivre intact le « moi » d'il y a quelques semaines. Son ami ne l'a pas oublié, le pauvre Alfred. Mais il l'a rejoint dans la mort et son héritier, le « moi » d'aujourd'hui aime Alfred mais ne l'a connu que par les récits de l'autre. C'est une tendresse de seconde main6. (Prière de ne parler de tout cela à personne ; si le caractère général de ces vérités vous donnait la tentation d'en lire quelques extraits à Gregh ou à d'autres, vous me feriez beaucoup de peine. Si jamais je veux formuler de telles choses ce sera sous le pseudonyme de Swann. D'ailleurs je n'ai plus à les formuler. Il y a longtemps que la vie ne m'offre plus que des événements que j'ai déjà décrits. Quand vous lirez mon troisième volume7 celui qui s'appelle en partie « A l'ombre des jeunes filles en fleurs », vous reconnaîtrez l'anticipation et la sûre prophétie de ce que j'ai éprouvé depuis.)
J'espère que ce que je vous ai écrit8 vous a déjà convaincu et que vous restez à Albi. D'ailleurs j'espère que votre cher Commandant, si vos velléités absurdes persistaient, saurait « commander » et vous« obéir ». Je ne veux pas avoir l'air d'éluder vos questions sur moi-même. Car je sais que vous ne me le demandez pas par politesse ; non je ne me « nourris » pas en ce moment. Mais la fréquence des crises l'empêche. Vous savez que dès qu'elles diminuent, je sais remonter la pente, vous vous rappelez l'année dernière et ma victoire de la Marne9. Je regrette un peu ce que je vous ai écrit de Pozzi. Je crois qu'il n'est pas très bien avec Février le directeur du Sce de Santé et le côté Gallieni. Du reste tout cela sera sans doute inutile car je ne serai peut'être pas appelé. En tout cas je me suis fait inscrire. Ce qui en dispense c'est une infirmité visible, comme un pouce manquant etc. Des maladies comme l'asthme ne sont pas prévues. Il est vrai que pour mon livre on m'a interv dans mon lit10 ; mais pensez-vous que le Gt Mre de Paris en sache quelque chose ! Bize a fait erreur s'il croit que c'est une dispense légale.
Mille tendresse de votre
Marcel
Je reçois à l'instant le certificat11 de Bize, je vais lui écrire pour lui demander de le faire autrement12, sur papier à 0,60, car ce certificat sans valeur de dispense, peut néanmoins le moment venu m'être utile. Mais rien ne presse, je ne serai pas appelé au plus tôt avant un mois ou deux. En tout cas je vais lui écrire.
P.S.↩
Que ma lettre je vous en prie n'aille pas↩
vous donner l'idée que j'ai oublié↩
Alfred. Malgré la distance que je sens hélas↩
par moments, je n'hésiterais pas même dans ces↩
moments là à courir me faire couper un↩
bras ou une jambe si cela pouvait le ↩
ressusciter.
3e P.S.↩
Surtout cher petit ne faites quoi↩
que ce soit pour ma question de↩
contre réforme. Ce que vous avez↩
fait était divinement gentil et↩
a été parfait. Mais faire autre↩
chose ne pourrait que m'attirer↩
des ennuis. Je crois que tout↩
se passera très bien. Et d'ailleurs ce ne↩
sera pas avant q. q. temps. Que
pense le Commandant C. de la guerre ?↩
comme durée, comme issue, comme↩
présent, comme passé, comme avenir.